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vu, tel jour, arriver sur la place du Duomo un carrosse à six chevaux, dans lequel se trouvait, avec d’autres personnages, un homme de haute apparence, dont la figure était tout à la fois sombre et animée, l’œil ardent, la chevelure hérissée, la lèvre menaçante. Pendant que le passant dont il s’agit regardait cet équipage, l’équipage s’était arrêté, et le cocher avait engagé le passant à monter dans le carrosse, ce à quoi celui-ci n’avait su se refuser. Après divers circuits, on avait mis pied à terre à la porte d’un palais où il était entré avec les autres. Il y avait trouvé des beautés et des horreurs, des déserts et des jardins, des cavernes et de riches salons, et dans ces salons et ces cavernes, des fantômes assis et tenant conseil. Enfin on lui avait montré de grandes caisses pleines d’argent, en lui disant d’en prendre autant qu’il en voudrait, sous la condition cependant qu’il accepterait un petit vase de drogue, et qu’il irait avec cette drogue faire des onctions dans la ville. Mais, n’ayant pas voulu y consentir, il s’était retrouvé en un clin d’œil dans le même endroit où on l’avait pris ! Cette histoire, à laquelle tout le peuple milanais ajoutait pleine foi, et dont, au dire de Ripamonti, certains hommes de poids ne se moquaient point autant qu’ils auraient dû le faire[1], parcourut toute l’Italie et d’autres contrées aussi. En Allemagne on en fit le sujet d’une estampe. L’électeur archevêque de Mayence écrivit au cardinal Frédéric pour lui demander ce qu’on devait croire des prodiges que l’on disait s’être vus à Milan ; il en eut pour réponse que c’étaient des rêves.

Les rêves des savants étaient de même valeur, s’ils n’étaient de même nature, et ne produisaient pas des effets moins désastreux. La plupart voyaient tout à la fois l’annonce et la cause des malheurs dont on était affligé, dans une comète qui avait paru en l’année 1628, et dans une conjonction de Saturne avec Jupiter. « La susdite conjonction, écrit Taddino, inclinant sur cette année 1630, et si claire que chacun la pouvait comprendre : Mortales parat morbos, miranda videntur[2]. Cette prédiction, tirée, disait-on, d’un livre intitulé : Specchio degli almanachi perfetti[3], imprimé à Turin en 1623, était dans toutes les bouches. Une autre comète, qui s’était montrée dans le mois de juin de l’année même de la peste, fut regardée comme un nouvel avertissement, ou plutôt comme une preuve manifeste des onctions. Les érudits cherchaient dans les livres et n’y trouvaient qu’en trop grand nombre des exemples de peste faite, comme ils disaient, à main d’homme : ils citaient Tite-Live, Tacite, Dion, que dis-je ? Homère et Ovide, et bien d’autres anciens qui avaient raconté ou indiqué des faits semblables chez les modernes, ils étaient en ce point bien plus riches encore. Ils citaient cent autres auteurs qui ont traité sous forme de doctrine spéciale, ou parlé incidemment des poisons, des maléfices, des drogues et des poudres mortifères ; Cesalpino, Cardan, Grevino, Salio, Pareo, Schenchio, Zachia, et, pour finir, ce funeste Delrio qui, si la renommée des auteurs était en raison du bien et du mal qu’ont produit leurs œuvres, devrait être un des plus fameux ; ce Delrio

  1. « Apud prudentium plerosque, non sienti debuerat irrisa. » De peste, etc., p. 77.
  2. Elle prépare des maladies mortelles, et l’on verra des choses surprenantes.
  3. Miroir des almanachs parfaits.