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enfants dont les mères avaient succombé à la peste. La Santé proposa de créer un asile pour ces infortunées créatures et pour les pauvres femmes en couche ; elle demanda que l’on fît quelque chose pour venir à leur secours ; elle ne put rien obtenir. Il est juste cependant, dit Tadino, de ne point trop accuser à cet égard les décurions de la cité qui étaient affligés et tourmentés par le militaire, dont les demandes n’avaient ni règle ni discrétion, et moins encore dans la malheureuse province que dans la ville, attendu qu’on ne pouvait obtenir du gouverneur nulle assistance et pas d’autres paroles, sinon que l’on était en temps de guerre et qu’il fallait bien traiter les soldats[1]. Tant il importait de prendre Casal ! Tant se montre pleine de charmes la louange qui suit la victoire, indépendamment du motif, du but pour lequel on combat !

Ainsi encore les cadavres ayant comblé une grande, mais unique fosse, qui avait été creusée près du lazaret, et conséquemment les nouveaux cadavres dont le nombre grossissait chaque jour, demeurant çà et là privés de sépulture, les magistrats, après avoir en vain cherché des bras pour ce triste et fâcheux travail, avaient fini par dire qu’ils ne savaient plus à quel moyen recourir. Et l’on ne voit pas comment, sans un secours extraordinaire, on aurait pu sortir de ce funeste embarras. Ce secours, le président de la Santé alla, dans une sorte de désespoir, et les larmes aux yeux, le demander à ces deux hommes si capables, à ces deux excellents moines qui gouvernaient le lazaret ; et le père Michel s’engagea à lui donner, sous quatre jours, la ville nette de cadavres, ainsi qu’à faire creuser, dans la huitaine, des fosses suffisantes, non-seulement pour le besoin du moment, mais pour celui que les prévisions les plus sinistres pourraient faire supposer dans l’avenir. Accompagné d’un de ses religieux et de quelques employés du tribunal qui furent mis à sa disposition par le président, il alla hors la ville chercher des hommes de la campagne ; et moitié par l’autorité du tribunal, moitié par celle de l’habit qu’il portait lui-même et de ses paroles, il parvint à en réunir environ deux cents, par lesquels il fit creuser trois fosses de très-grande dimension ; il envoya ensuite du lazaret des monatti pour ramasser les morts ; et, au jour fixé, sa promesse fut remplie.

Une fois le lazaret resta sans médecins ; et, par des offres de forts salaires et de distinctions, on ne put qu’à grand’peine, et tardivement, en avoir un certain nombre, bien au-dessous de celui qu’eût exigé le besoin. Cet établissement fut souvent sur le point de manquer de vivres, tellement que l’on put craindre d’y voir mourir les gens, non-seulement de la peste, mais de la faim ; mais il ne fut pas rare aussi, lorsqu’on ne savait plus où donner de la tête pour se procurer le strict nécessaire, de voir arriver comme à point nommé d’abondants secours versés, sans qu’on s’y attendît, par des mains charitables ; car, au milieu du trouble de tous les esprits et de l’indifférence que l’on éprouvait pour les autres par suite de la crainte où chacun était continuellement pour soi, il y eut des âmes que la charité ne cessa d’animer, il y en eut dans lesquelles la charité s’éveilla lorsque tous les plaisirs du monde cessèrent ; de

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