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qui alors conservaient toutes leur ancien nom de Carrobi, resté depuis à une seule, on faisait une station, en posant la châsse près de la croix érigée par saint Charles, pendant la peste précédente, sur chacune de ces places, et qui subsiste encore sur quelques-unes. Par la longueur de la marche et par ces stations multipliées, midi était passé depuis longtemps lorsqu’on fut de retour à la cathédrale.

Le lendemain, tandis que les esprits se livraient à la présomptueuse confiance, un grand nombre même à la conviction poussée jusqu’au fanatisme, que la procession devait avoir coupé court à la peste, le nombre des morts, dans toutes les classes, dans toutes les parties de la ville, s’accrut à un point si extraordinaire, la progression fut si subite, qu’il n’y eut personne aux yeux de qui la cause ne dût évidemment en être rapportée à la procession même. Mais quelle n’est pas la déplorable puissance d’un préjugé dont une population tout entière est imbue ! Ce ne fut pas à ce rassemblement si nombreux et si prolongé dans sa durée, ce ne fut pas à la multiplicité des contacts fortuits, qu’en général on attribua cet effet, mais bien à la facilité que les Untori y avaient trouvée pour exécuter en grand leur horrible dessein. On dit que, mêlés dans la foule, ils avaient infecté de leur drogue autant de personnes qu’ils avaient pu.

Mais comme ce moyen ne semblait pas encore suffisant pour avoir produit une mortalité aussi grande et parmi toutes les classes ; comme, à ce qu’il paraît, il n’avait pas été possible, même à l’œil du soupçon, à cet œil si attentif, et pourtant si aveugle, d’apercevoir des taches, des onctions d’aucune sorte sur les murs ni sur tout autre objet, on recourut, pour l’explication du fait, à cette autre invention déjà ancienne et reçue dans la science d’alors en Europe, à l’invention des poudres vénéneuses préparées à l’aide de la magie ; on dit que de semblables poudres répandues tout le long des rues et principalement dans les endroits des stations, s’étaient attachées au bas des vêtements, et, mieux encore, aux pieds de tant de gens qui, ce jour-là, avaient marché sans nulle chaussure. Ainsi, le même jour, dit un écrivain, contemporain[1], le jour de la procession vit la piété lutter contre l’impiété, la perfidie contre la sincérité, la perte contre l’avantage. Et c’était au contraire le pauvre esprit humain qui luttait contre les fantômes qu’il s’était lui-même créés.

De ce jour, la violence de la contagion alla toujours croissant ; bientôt il n’y eut presque plus aucune maison qui ne fût atteinte ; bientôt, au dire de Somaglia, cité plus haut, le nombre des personnes renfermées au lazaret s’éleva de deux mille à douze mille : peu après, selon presque tous les autres écrivains, il arriva jusqu’à seize mille. Je trouve dans une lettre des conservateurs de la Santé au gouverneur, que, le 4 juillet, il mourait par jour plus de cinq cents personnes. Plus tard, et lorsque le mal fut à son plus haut période, le nombre journalier des décès fut, selon la supputation la plus généralement adoptée, de douze cents, de quinze cents même ; il dépassa trois mille cinq cents, si

  1. Agostino Lampugnano ; la pestilenza seguita in Milano, l’anno 1630. Milano, 1634, p. 44.