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qui se figuraient avoir vu les empoisonneurs n’en firent pas moins, pendant la nuit, porter hors de l’église la cloison et un certain nombre de bancs. Cette quantité de boisages entassés sur la place produisit, quand le jour parut, une grande impression d’effroi sur la multitude, pour qui tout objet qui frappe ses sens devient si facilement un argument à l’appui de ses idées. L’on dit et l’on crut généralement que toutes les murailles du Duomo, les planches de tous les bancs et jusqu’aux cordes des cloches avaient été ointes, comme on disait avoir vu oindre la cloison. Et ce ne fut pas seulement alors qu’on le dit ; tous les mémoires des contemporains qui parlent de ce fait, et dont quelques-uns ont été écrits plusieurs années après, en parlent avec une égale assurance. Nous serions même ainsi réduits à deviner la véritable histoire de cet incident, si nous ne la trouvions dans une lettre du tribunal de santé au gouverneur, qui est conservée dans les archives dites de San Fedele, lettre d’où nous avons tiré ce récit, et à laquelle appartiennent les mots que nous avons mis en caractères italiques.

Le lendemain matin, un nouveau spectacle plus étrange et plus significatif frappa les yeux et l’esprit des habitants. Dans toutes les parties de la ville, on vit, sur de très-longs espaces, les portes et les murs des maisons barbouillés de je ne sais quelle ordure jaunâtre, blanchâtre, qui semblait y avoir été étendue avec des éponges. Soit qu’on eût voulu se procurer le stupide plaisir de voir une épouvante plus grande et plus générale, soit qu’on eût agi dans l’intention plus coupable d’augmenter le désordre qui régnait dans le public, ou quel qu’ait pu être, en un mot, le dessein dans lequel la chose fut faite, elle est attestée d’une manière telle qu’il nous semblerait moins raisonnable de l’attribuer à un rêve chez un grand nombre de personnes qu’à l’action réelle de quelques-unes ; action, du reste, qui n’aurait été ni la première ni la dernière de ce genre. Ripamonti, qui souvent se moque de ce qui s’est dit sur ce chapitre des onctions, et qui plus souvent encore déplore en ce point la crédulité populaire, prend le ton d’affirmation sur ce barbouillage comme l’ayant vu lui-même, et il en fait la description[1]. Dans la lettre que nous avons citée plus haut, messieurs de la Santé racontent la chose dans les mêmes termes ; ils parlent de visites, d’expériences faites sur des chiens avec cette matière, sans que ces animaux en aient éprouvé aucun mal ; ils ajoutent que, dans leur opinion, ç’a été plutôt un tour d’impertinence qu’un acte pratiqué dans des vues criminelles ; pensée qui montre en eux, dans ce temps-là même, assez de calme d’esprit pour ne pas voir des choses qui n’étaient point. Les autres mémoires contemporains, en racontant le fait, disent de même que, dans le premier moment, l’opinion de bien des gens fut que ce n’était qu’une niche, un bizarre badinage. Aucun de ces mémoires ne dit que ce fait ait été nié ; et s’il l’avait été, ils en auraient certainement fait mention, ne fût-ce que pour taxer d’extravagance les contradicteurs. J’ai pensé qu’il n’était pas hors de propos de rapporter et de réunir

  1. … Et nos quoque ivimus visere. Maculæ erunt sparsim inæqualiterque manantes, veluti si quis haustem spongia saniem adspersisset, impressissetve parieti : et januæ passim, ostiaque ædium eadem adspergine contaminata cernebantur. Page 75.