Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/455

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sentaient comme liées et retenues par la vénération qui environnait l’homme du repentir et de la bienfaisance. Cette vénération était si grande, si générale, que souvent il avait de la peine à se dérober aux démonstrations qui lui en étaient faites, et se voyait obligé à ne pas trop laisser paraître sur son visage et dans ses manières la componction qu’il avait dans le cœur, à ne pas trop s’abaisser pour ne pas être trop exalté. Il avait choisi dans l’église la dernière place, et personne jamais n’eût osé la prendre : c’eût été comme usurper une place d’honneur. L’on peut dire ensuite qu’offenser un tel homme, ou seulement le traiter avec peu d’égard, eût paru moins encore un acte d’insolence et de lâcheté qu’un sacrilège ; et ceux mêmes qui étaient retenus à son égard par ce sentiment qu’ils voyaient régner pour lui chez les autres, ne pouvaient se défendre de le partager plus ou moins.

Les mêmes causes et d’autres encore détournaient de lui les rigueurs de la force publique, et lui procuraient, de ce côté-là même, cette sûreté dont il prenait si peu de soin. Son rang et ses alliances, qui en tout temps n’avaient pas été sans quelque pouvoir pour le défendre, lui servaient d’autant plus maintenant qu’à ce nom illustre, mais jusqu’alors trop justement odieux, se joignaient la louange méritée par une conduite exemplaire, la gloire d’une conversion.

Les magistrats et les grands de la cité s’étaient réjouis de cet événement non moins publiquement que le peuple, et il eût paru étrange de sévir contre un homme au sujet duquel on s’était fait tant de félicitations. Ajoutons qu’un pouvoir toujours en guerre, et en guerre souvent peu favorable, contre des rébellions animées et toujours renaissantes, devait s’estimer assez heureux en se voyant délivré de la plus inquiétante et la plus difficile à dompter, pour ne pas en demander davantage ; d’autant plus que cette conversion produisait des réparations que le pouvoir n’était pas habitué à obtenir, ni même à réclamer. Tourmenter un saint ne semblait pas un bon moyen pour effacer la honte de n’avoir su réprimer un criminel ; et l’exemple qu’on aurait donné en le punissant n’aurait eu d’autre effet sans doute que de détourner ses pareils des voies de paix et d’ordre où ils auraient pu vouloir rentrer. Probablement aussi la part que le cardinal Frédéric avait eue à cette grande œuvre, et son nom associé à celui du personnage converti, servaient à ce dernier comme de bouclier sacré, pour le rendre d’autant plus inattaquable. Et dans l’ordre de choses et d’idées qui régnait alors, dans les singuliers rapports où se trouvaient la puissance spirituelle et l’autorité civile, guerroyant si souvent entre elles sans jamais viser à se détruire, mêlant même toujours à leurs hostilités quelques actes de reconnaissance de leurs droits respectifs, quelques protestations de déférence, et souvent aussi marchant de concert vers un but commun sans jamais faire la paix, on put en quelque sorte considérer la réconciliation du personnage avec le premier de ces pouvoirs comme emportant avec soi l’oubli, si ce n’est l’absolution, de la part de l’autre, l’Église d’ailleurs ayant seule opéré pour obtenir un effet que le pouvoir temporel avait désiré comme elle.

Ainsi cet homme sur lequel, s’il était tombé, auraient couru à l’envi les