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giés avec leurs barques sur l’autre rive. Quelques-unes, qui étaient restées, étaient ensuite parties surchargées de monde ; et l’on disait que, par cet excès de poids et le mauvais temps, elles risquaient à tout moment de périr. Pour aller au loin et en dehors de la route que l’armée devait suivre, il n’était possible de trouver ni voiture ni cheval, ni aucun autre moyen de transport ; à pied, c’était trop fort pour don Abbondio qui n’était pas grand marcheur, et qui craignait d’être rattrapé en chemin. Le territoire bergamesque n’était pas si éloigné que ses jambes n’eussent pu l’y porter tout d’une traite ; mais on savait qu’un escadron de Cappelletti[1] avait été envoyé à la hâte de Bergame pour occuper la ligne de la frontière et tenir en respect les lansquenets ; et c’étaient encore, ni plus ni moins que les autres, des diables incarnés qui faisaient de leur côté tout le mal qu’ils pouvaient faire. Le pauvre homme courait dans sa maison éperdu, hors de lui-même ; il allait sur les pas de Perpetua, pour concerter avec elle une résolution ; mais Perpetua, tout occupée à ramasser ce qu’il y avait de mieux dans les effets du ménage et à le cacher au galetas ou dans tous les coins du logis, passait en courant, chagrine, distraite, les bras chargés ou les mains pleines, et répondait : « Tout à l’heure je vais avoir fini de mettre ceci en sûreté, et puis nous ferons comme les autres. » Don Abbondio voulait la retenir et raisonner avec elle sur les divers partis qui pouvaient être à prendre ; mais la gouvernante affairée, pressée, ayant d’ailleurs sa part d’effroi et tout le dépit que lui causait l’effroi de son maître, était, dans cette circonstance, moins traitable que jamais. « Les autres s’ingénient ; nous nous ingénierons aussi. Pardon, voyez-vous ; mais vous n’êtes bon qu’à embarrasser. Croyez-vous que les autres n’aient pas leur peau à sauver tout comme vous, que ce ne soit qu’à vous que les soldats viennent faire la guerre ? Vous pourriez bien me donner un coup de main dans un moment tel que celui-ci, au lieu d’être toujours sur mes talons à pleurnicher et m’empêcher de faire ma besogne. » Par ces réponses et d’autres semblables elle se débarrassait de lui, ayant déjà formé son plan et déterminé, aussitôt qu’elle aurait fini de son mieux cette opération si précipitée, de le prendre par le bras comme un enfant et de le traîner sur la montagne. Ainsi laissé tout seul, il se mettait à la fenêtre, regardait ici et là, prêtait l’oreille, et, lorsqu’il voyait passer quelqu’un, il criait d’une voix moitié dolente, moitié fâchée :

« Faites donc cet acte de charité pour votre pauvre curé, de lui chercher un cheval, un mulet, un âne. Est-il possible que personne ne veuille venir à mon aide ? Oh ! quelles gens ! Attendez-moi du moins, que nous puissions partir ensemble ; attendez d’être quinze ou vingt, pour m’emmener avec vous autres et que je ne sois pas abandonné. Voulez-vous me laisser au pouvoir des chiens ? Ne savez-vous pas que ce sont des luthériens pour la plupart, et que tuer un prêtre est à leurs yeux une œuvre méritoire ? Voulez-vous me laisser ici pour recevoir le martyre ? Oh ! quelles gens ! Oh ! quelles gens ! »

Mais à qui disait-il tout cela ? À des hommes qui passaient courbés sous le

  1. Troupes à cheval, que l’on nommait aussi Albanesi. (N. du T.)