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chait de l’autre ; elle avait envahi le pays des Grisons et la Valteline ; elle se disposait à descendre dans le Milanais. Outre les dommages de toute sorte qu’un tel passage pouvait faire craindre, l’avis positif était parvenu au tribunal de santé que cette armée recelait un germe de peste, contagion dont il régnait toujours quelque symptôme parmi les troupes allemandes, ainsi que l’observe Varchi, en parlant de celle qu’elles avaient, un siècle auparavant, apportée à Florence. Alexandre Taddino, l’un des conservateurs de la santé (ils étaient au nombre de six, sans compter le président, quatre magistrats et deux médecins), fut chargé par le tribunal, comme il le raconte lui-même dans sa relation déjà citée[1], de représenter au gouverneur l’épouvantable danger qui menaçait le pays, si cette armée y passait pour aller faire le siège de Mantoue, comme le bruit en courait. De tout ce qu’a fait don Gonzalo dans le cours de sa vie, on peut inférer qu’il souhaitait ardemment de se préparer une place dans l’histoire, et elle n’a pu en effet éviter de s’occuper de lui ; mais, comme cela arrive souvent, elle n’a pas connu ou elle a négligé de consigner dans ses fastes celui des actes de cet homme qui est le plus digne de mémoire, la réponse qu’il fit à Taddino dans cette circonstance. Il répondit qu’il ne savait qu’y faire, que les raisons d’intérêt et les considérations de réputation personnelle pour lesquelles cette armée s’était mise en marche devaient l’emporter sur le danger dont on parlait ; que du reste on n’avait qu’à tâcher de se garantir le mieux possible et puis espérer en la Providence.

Pour se garantir donc le mieux possible, les deux médecins de la santé (Taddino, que nous venons de nommer, et Senatore Settala, fils du célèbre Lodovico) proposèrent à ce tribunal qu’il fût défendu sous des peines très-sévères d’acheter quelque objet que ce fût des soldats qui devaient incessamment passer ; mais il ne fut pas possible de faire comprendre la nécessité d’un tel ordre au président, « homme, dit Taddino, d’une grande bonté, qui ne pouvait croire que des rapports avec ces gens et le maniement de leurs effets dussent occasionner la mort de tant de milliers de personnes. » Nous citons ce trait comme l’un de ceux de l’époque qui sont à remarquer, car bien certainement, depuis qu’il existe des tribunaux de santé, on n’a vu que cette fois le président d’un tel corps faire un raisonnement semblable, si l’on peut l’appeler raisonnement.

Quant à don Gonzalo, peu après cette réponse, il quitta Milan, et son départ ne fut pas pour lui moins désagréable que la cause qui l’y obligeait. Il était rappelé pour le mauvais succès de la guerre dont il avait dirigé les opérations après en avoir été le moteur, et le peuple l’accusait de la famine dont la contrée avait été sous son gouvernement affligée. (Pour ce qui regarde la peste, ou l’on ignorait ce qu’il avait fait, ou sûrement, comme nous le verrons plus tard, personne ne s’en inquiétait, si ce n’est le tribunal de santé, et surtout les deux médecins.) Il partit donc, et voici de quelle manière : Comme il venait de sortir du palais du gouvernement en voiture de voyage, entouré d’une escorte de halle-

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