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domestiques, tous cerveaux qui, dans son opinion, demandaient plus ou moins à être redressés et dirigés, en outre de toutes les occasions où elle pouvait, par bonté de cœur, avoir à remplir le même office envers bien des gens vis-à-vis desquels elle n’était tenue à rien, occasions qu’elle recherchait si elles ne venaient s’offrir d’elles-mêmes, elle avait cinq filles, dont aucune n’était auprès d’elle, mais qui ne lui donnaient que plus à faire par leur absence. Trois étaient religieuses, deux mariées ; et dona Prassède avait ainsi trois monastères et deux familles à surveiller comme surintendante : entreprise vaste, compliquée et d’autant plus fatigante que deux maris, soutenus par des pères, des mères, des frères, et trois abbesses, appuyées par d’autres personnes constituées en dignité et par nombre de religieuses, ne voulaient pas accepter sa surintendance. C’était une guerre, ou plutôt cinq guerres, dissimulées et polies jusqu’à un certain point, mais vives et sans trêve aucune ; c’était dans chacun de ces lieux une attention continuelle à se soustraire à sa sollicitude, à fermer l’accès à ses avis, à éluder ses questions, à s’arranger de manière qu’elle ignorât, autant que c’était possible, tout ce qui pouvait s’y faire. Je ne parle pas des contestations, des difficultés qu’elle rencontrait dans la conduite d’autres affaires auxquelles elle était plus étrangère encore ; on sait que le plus souvent les hommes ont besoin qu’on fasse leur bien malgré eux. Mais le lieu où son zèle pouvait s’exercer le plus librement, était l’intérieur de sa maison : là toute personne était sujette, en tout et pour tout, à son autorité ; toute personne, hormis don Ferrante, avec lequel les choses se passaient d’une façon toute particulière.

Homme voué à l’étude, il n’aimait ni à commander ni à obéir. Que dans toutes les affaires de la maison madame son épouse fût la maîtresse, à la bonne heure ; mais qu’il fût à ses ordres, non ; et s’il cédait à sa demande en lui prêtant dans l’occasion le ministère de sa plume, c’était parce que son goût l’y portait. Du reste, en cela même, il savait fort bien répondre par un refus, lorsqu’il ne partageait pas l’avis de madame sur ce qu’elle voulait lui faire écrire. « Industriez-vous, lui disait-il dans ces cas-là ; agissez de vous-même, puisque la chose vous paraît si claire. » Dona Prassède, après avoir tenté pendant quelque temps, et toujours en vain, de l’amener de son habitude de laisser faire à celle de faire lui-même, avait fini par se borner à murmurer souvent contre lui, à le qualifier de paresseux, d’homme obstiné dans ses idées, de savant, titre qu’au milieu même de sa douleur, elle ne lui donnait pas sans quelque complaisance.

Don Ferrante passait de longues heures dans son cabinet, où il avait une collection de livres considérable, près de trois cents volumes ; tous livres choisis, toutes œuvres des plus renommées et traitant de diverses matières dans chacune desquelles il était plus ou moins versé. En astrologie, il passait à bon droit pour être plus qu’amateur ; car il ne possédait pas seulement ces notions générales et ce vocabulaire commun à tous d’influences, d’aspects, de conjonctions ; mais il savait parler à propos, et comme l’eût fait un professeur dans sa chaire, des douze maisons du ciel, des grands cercles,