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ment aurait-elle pu ne pas y être ? et le Renzo idéal venait tout doucement se mettre en tiers avec elle, comme le Renzo véritable l’avait fait tant de fois, il se glissait de même avec toutes les personnes, dans tous les lieux, parmi tous les objets que les souvenirs du passé reproduisaient à l’imagination de celle qui s’efforçait de le repousser. Et si la pauvre fille se laissait aller quelquefois à rêver sur son avenir, il s’y montrait encore, ne fût-ce que pour dire : Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’y serai pas. Cependant si ne plus penser à lui était une entreprise sans espoir de succès, elle parvenait jusqu’à un certain point à ne pas y penser autant ni d’une manière aussi vive que l’eût voulu son cœur. Elle y aurait même mieux réussi, si elle eût été seule à le vouloir. Mais dona Prassède était là, dona Prassède qui, tout occupée de son côté à la guérir de son attachement pour un tel homme et à l’effacer de sa mémoire, n’avait pas trouvé de meilleur expédient pour atteindre ce but que de lui en parler souvent. « Eh bien ? lui disait-elle, ne pensons-nous plus à ce personnage ?

— Je ne pense à personne, » répondait Lucia.

Dona Prassède ne se contentait pas d’une semblable réponse ; elle répliquait qu’il fallait des faits et non des paroles ; elle s’étendait sur l’habitude des jeunes filles qui, disait-elle, « lorsqu’elles ont donné leur cœur à un mauvais sujet (et c’est là toujours qu’elles inclinent), ne savent plus s’en détacher. Qu’un parti honnête, raisonnable, un mariage avec un brave homme, avec l’homme qui leur convient, qu’un tel parti vienne à manquer par quelque accident, elles sont bien vite consolées ; mais si c’est un vaurien, la plaie est incurable. » Et alors commençait le panégyrique du malheureux absent, de ce misérable venu à Milan pour voler et assassiner ; elle voulait faire avouer à Lucia les méchantes actions que ce mauvais garnement devait avoir faites dans son pays même.

Lucia, d’une voix tremblante par la timidité, par la douleur et par autant d’irritation que lui en pouvaient permettre la douceur de son âme et son humble fortune, affirmait que ce pauvre jeune homme, dans son pays, n’avait jamais fait parler de lui qu’à son avantage ; elle aurait voulu, disait-elle, qu’il y eût là quelqu’un de l’endroit pour rendre témoignage à cet égard. Elle le défendait même sur les aventures de Milan, quoiqu’elle en ignorât les circonstances,