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— Quel mal pouvez-vous avoir fait, pauvre jeune fille ? » dit Frédéric. Lucia, malgré les gros yeux que sa mère cherchait à lui faire à la dérobée, raconta l’histoire de la tentative exercée dans la maison de don Abbondio, et conclut en disant : « Nous avons mal fait, et Dieu nous a punis.

— Recevez de sa main les maux que vous avez soufferts, et soyez sans inquiétude, dit Frédéric ; car à qui peut-il être permis de se réjouir et d’espérer, si ce n’est à celui qui a souffert et qui songe à s’accuser lui-même ? »

Il demanda ensuite où était le fiancé, et apprenant d’Agnese (Lucia se taisait et baissait les yeux) qu’il avait fui hors du pays, il en éprouva et en témoigna de l’étonnement et du déplaisir, et en demanda la raison.

Agnese raconta tant bien que mal le peu qu’elle savait de l’histoire de Renzo.

« J’ai entendu parler de ce jeune homme, dit le cardinal ; mais comment un sujet qui se trouve compromis dans des affaires de cette nature pouvait-il être en traité de mariage avec une fille telle que celle-ci ?

— C’était un jeune homme vertueux, dit Lucia en rougissant, mais d’une voix assurée.

— C’était un jeune homme paisible, même trop, ajouta Agnese ; et vous pouvez le demander à qui que ce soit, même à monsieur le curé. Qui sait quelle manigance ils auront faite là-bas ? Quand vous êtes pauvre, il n’est pas malaisé de vous faire paraître coquin.

— C’est malheureusement trop vrai, dit le cardinal ; je ne manquerai pas de m’informer de ce qui le concerne ; » et s’étant fait donner les nom et prénoms du jeune homme, il les porta sur un petit livre de notes. Il ajouta ensuite qu’il comptait se rendre sous peu de jours dans leur village, qu’alors Lucia pourrait y venir sans crainte, et qu’en attendant il s’occuperait de trouver un endroit où elle pût être en sûreté, jusqu’au moment où toutes choses seraient arrangées pour le mieux.

Après cela, il se tourna vers les maîtres de la maison, qui, aussitôt, s’avancèrent. Il leur renouvela les remercîments que déjà le curé leur avait faits de sa part, et leur demanda s’ils consentiraient sans peine à garder chez eux, pendant ce peu de jours, les hôtes que Dieu leur avait envoyés.

« Oh ! oui, monseigneur, » répondit la femme d’une voix et d’un air qui en disaient beaucoup plus que cette réponse un peu simple, écourtée par la timidité. Mais le mari, stimulé par la présence du personnage qui daignait lui adresser cette question, pressé, mais non sans trouble, du désir de se faire honneur dans une circonstance si majeure, travaillait impatiemment à trouver quelque réponse d’un bel effet. Il fronça son front, tourna ses yeux de travers, serra ses lèvres, tendit à toute sa force l’arc de son intelligence, chercha, fouilla, sentit au-dedans de lui-même un choc d’idées incomplètes et de paroles inachevées ; mais le temps pressait ; le cardinal déjà montrait qu’il interprétait son silence ; le pauvre homme ouvrit la bouche et dit : « Jugez donc ! » Rien autre chose ne lui put venir. Et c’est un fait dont non-seulement il demeura contrit et humilié dans le moment ; mais toujours, dans la suite, ce souvenir