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daient de côté et d’autre, comme incertains sur leur route. En avançant, elle entendit l’un des deux qui disait : « Voici une brave fille qui nous indiquera le chemin. » En effet, lorsqu’elle fut arrivée à la voiture, ce même individu, d’un ton plus poli que sa figure n’était engageante, se tourna et dit : « Jeune fille, pourriez-vous nous indiquer le chemin de Monza ?

— En allant par là, vous allez à rebours, répondit la pauvre fille : Monza est de ce côté… » et elle se tournait pour le leur montrer du doigt, lorsque l’autre personnage (c’était le Nibbio), la saisissant à l’improviste par la taille, l’enleva de terre. Lucia détourne la tête, pleine d’épouvante, et pousse un cri ; le brigand la jette dans la voiture ; un autre bandit, qui y était assis sur le devant, la reçoit, et, tandis qu’en vain elle se débat, qu’en vain elle crie, il l’assied de force vis-à-vis de lui : un autre encore, lui mettant un mouchoir sur sa bouche, étouffe sa voix. En même temps, le Nibbio monte aussi précipitamment dans la voiture ; la portière se ferme, et l’on part à toute bride. Celui qui avait fait la perfide demande, resté sur la route, jeta un coup d’œil de l’un et de l’autre côté, pour voir si quelqu’un ne serait pas accouru aux cris de Lucia ; il n’y avait personne : il s’élança sur l’une des berges en s’accrochant à un arbre de la haie, et disparut. Celui-ci était un des bandits d’Egidio ; il s’était posté, ne faisant semblant de rien, sur la porte de son maître, pour voir Lucia lorsqu’elle sortirait du monastère, l’avait bien observée pour la pouvoir reconnaître, et puis avait couru, par un sentier plus court, l’attendre à l’endroit convenu.

Qui pourrait cependant décrire la terreur, les angoisses de l’infortunée Lucia ? Qui pourrait exprimer ce qui se passait dans son âme ? Elle ouvrait de grands yeux effarés, par l’impatient désir de connaître son affreuse situation, et elle les refermait aussitôt par l’épouvante et l’horreur que lui causaient ces mauvais visages : elle se tordait sur elle-même, mais elle était tenue de tous les côtés : elle recueillait toutes ses forces, et par élans cherchait à se jeter vers la portière ; mais deux bras nerveux la retenaient comme clouée au fond de la voiture, et quatre autres grosses mains l’y assujettissaient. Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour pousser un cri, le mouchoir venait le lui arrêter dans la gorge. Au milieu de tout cela, trois bouches d’enfer, prenant la voix la plus humaine qu’il leur était possible de se donner, allaient lui répétant :

« Paix, paix, n’ayez pas peur, nous ne voulons pas vous faire de mal. »

Après quelques moments d’une lutte si cruellement animée, elle parut se calmer ; ses bras mollirent ; sa tête tomba en arrière ; sous sa paupière ouverte avec peine, son œil devint immobile ; et ces affreuses figures qu’elle avait devant elle lui semblèrent se confondre et tournoyer ensemble dans un mélange monstrueux ; les couleurs de ses joues disparurent ; une sueur froide couvrit son visage ; elle s’affaissa sur elle-même et s’évanouit.

« Allons, allons, courage, disait le Nibbio. — Courage, courage, répétaient les deux autres coquins ; mais la perte de tout sentiment épargnait en ce moment à Lucia une souffrance de plus, celle d’entendre les exhortations de ces horribles voix.

— Diable ! elle semble morte, dit l’un d’eux. Si elle était morte, en effet ?