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qui le transforme en un enfer d’actions ténébreuses, de méchancetés et de crimes que des hommes téméraires vont sans cesse multipliant, si ce n’est l’art et l’opération du diable, attendu que l’humaine malice, seule et par elle-même, ne devrait point résister à tant de héros qui, avec des yeux d’Argus et des bras de Briarée, travaillent au bien de la chose publique. C’est pourquoi, en écrivant ce récit de choses arrivées dans les temps de ma verte saison, quoique la plupart des personnes qui y jouent leurs rôles aient disparu de la scène du monde en se rendant tributaires des Parques, cependant par de justes égards on taira leurs noms, c’est-à-dire celui de leur famille, et on fera de même pour les lieux, indiquant seulement les territoires generaliter. Et nul ne dira que ce soit une imperfection dans le récit et une difformité de cette œuvre grossière que j’ai enfantée, à moins que l’auteur d’une semblable critique ne soit une personne tout à fait à jeun de philosophie ; car les hommes versés dans celle-ci verront bien que rien ne manque à la substance de ladite narration. C’est pourquoi, étant chose évidente et que personne ne nie, que les noms ne sont que de simples et très-simples accidents… »

Mais lorsque, luttant dans cet autographe contre son encre pâlie et son écriture griffonnée, je me serai donné l’héroïque peine de transcrire l’histoire qu’il rapporte, lorsque je l’aurai, comme on dit, mise au jour, se trouvera-t-il ensuite quelqu’un qui se donne la peine de la lire ?

Cette réflexion dubitative m’arrivant au milieu de ma laborieuse étude à déchiffrer sous un large pâté ce qui venait à la suite du mot accidents, me fit suspendre la copie et penser plus sérieusement à ce qu’il convenait de faire. — Il est bien vrai, disais-je en moi-même, en feuilletant le manuscrit, il est bien vrai que cette grêle de concetti et de figures ne continue pas ainsi tout le long de l’ouvrage. Le bon secentista[1] a voulu, au début, faire montre de son talent ; mais ensuite, dans le cours de la narration, et parfois dans de longs passages, le style est bien plus naturel et plus uni. Oui, mais comme il est commun ! Comme il est lâche ! Comme il est incorrect ! Idiotismes lombards à foison, locutions employées à contresens, grammaire arbitraire, périodes décousues. Et puis quelques traits d’élégance espagnole semés ça et là[2], et puis encore, ce qui est pire, dans les endroits de l’histoire les plus propres à inspirer ou la terreur ou la pitié, à chaque occasion d’exciter l’étonnement ou de faire penser, à tous

  1. Nom que l’on donne en Italie aux écrivains du dix-septième siècle. (N. du T.)
  2. L’Espagne gouvernait alors cette partie de l’Italie. (N. du T.)