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de mire la tache blanchâtre sur la pente de la montagne, en attendant qu’il trouvât quelqu’un pour se faire indiquer plus précisément son chemin. Et il fallait voir avec quelle aisance il accostait les passants, et, sans chercher tant de détours, nommait le pays où son cousin habitait. Il sut, du premier auquel il s’adressa, qu’il lui restait encore neuf milles à faire.

Ce voyage ne fut point gai. Sans parler des peines que Renzo portait avec lui, ses yeux étaient à tout moment attristés par des objets affligeants et de nature à l’avertir qu’il trouverait dans le pays, où il s’avançait, la même disette qu’il avait laissée dans le sien. Sur tout son chemin, et plus encore dans les bourgs et les villages, il rencontrait à chaque pas des pauvres qui ne l’étaient point par métier et montraient sur leur visage plus que par leurs vêtements leur misère et leur souffrance : des paysans, des montagnards, des artisans, des familles entières ; et de tous il n’entendait qu’un long mélange de prières, de plaintes et de gémissements. Cette vue, outre la compassion et la tristesse qu’elle faisait naître dans son cœur, le mettait encore en souci pour lui-même.

« Qui sait, se disait-il, si je trouverai à faire mes affaires ? s’il y a de l’ouvrage comme dans les années précédentes ? Mais enfin, Bortolo me voulait du bien, c’est un bon garçon ; il a gagné de l’argent ; il m’a appelé vers lui bien des fois ; il ne m’abandonnera pas. Et puis, la Providence m’a aidé jusqu’à présent ; elle m’aidera encore pour l’avenir. »

Cependant son appétit, déjà réveillé depuis quelque temps, allait croissant en raison du chemin que faisaient ses jambes ; et quoiqu’au moment où il commença à s’en occuper, il se sentît en état de le supporter sans trop de peine jusqu’au bout des deux ou trois milles qu’il avait encore à laisser derrière lui, il fit d’un autre côté réflexion qu’il serait peu séant de sa part de se présenter à son cousin comme un nécessiteux et de lui dire, pour premier compliment : Donne-moi à manger. Il tira de sa poche toutes ses richesses, les fit courir dans une de ses mains et en établit la somme. Ce n’était pas un compte qui exigeât beaucoup d’arithmétique ; mais cependant il y avait largement de quoi faire un petit repas. Il entra dans une hôtellerie pour se restaurer ; et en effet, lorsqu’il eut payé, il lui resta encore quelque monnaie.

En sortant, il vit près de la porte, étendues plutôt qu’assises sur le sol de la rue, où il faillit les heurter du pied sans le vouloir, deux femmes, l’une d’un certain âge, l’autre plus jeune tenant dans ses bras un petit enfant qui, après avoir enfin sucé deux mamelles épuisées, pleurait pitoyablement ; leur teint était celui de la mort. Tout auprès se tenait debout un homme dont la figure et les membres laissaient voir encore les marques d’une ancienne vigueur, maintenant domptée et comme éteinte par sa longue souffrance. Tous trois tendirent la main vers le jeune homme qui sortait d’un pas leste et avec l’air ragaillardi. Aucun d’eux ne parla ; que pouvait dire de plus une prière ?

« Elle existe, la Providence ! » dit Renzo ; et, mettant aussitôt la main dans sa poche, il la vida du peu de numéraire qui pouvait y rester, le mit dans la main qu’il vit le plus près de lui, et reprit son chemin.

Son repas et sa bonne action (puisqu’il est vrai que nous sommes composés