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magistrature municipale composé de nobles, qui a subsisté jusqu’à l’an 96 du siècle dernier) informèrent par lettres le gouverneur de l’état des choses, afin qu’il trouvât quelque moyen de les faire marcher.

Don Gonzalo, absorbé dans les affaires de la guerre, fit ce que le lecteur s’imagine sans doute ; il nomma une junte à laquelle il donna le pouvoir de taxer le pain à un prix qui pût aller ; quelque chose avec quoi l’on pût se tirer d’affaire tant d’un côté que de l’autre. Les commissaires se réunirent, ou, comme on disait alors dans un jargon de bureau emprunté de l’espagnol, se juntèrent ; et, après beaucoup de révérences, de politesses, de préambules, de soupirs, après une longue hésitation et bien des propositions en l’air, tous entraînés vers une même détermination par une nécessité qui était sentie de tous, sachant bien qu’ils jouaient gros jeu, mais convaincus qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre, tous ils conclurent à prononcer l’augmentation du prix du pain. Les boulangers respirèrent ; mais le peuple devint furieux.

Dans la soirée du jour qui précéda l’arrivée de Renzo à Milan, les rues et les places publiques présentaient l’agitation bruyante d’une foule d’hommes qui, poussés par une même exaspération, dominés par une même pensée, connus ou inconnus l’un à l’autre, se réunissaient en groupes, sans concert antérieur, sans s’en apercevoir en quelque sorte, comme des gouttes d’eau répandues sur la même pente. Chaque discours ajoutait à la persuasion et à la passion des auditeurs comme de celui qui l’avait prononcé. Parmi tant de gens passionnés, il s’en trouvait quelques-uns doués de plus de sang froid, qui, observant avec bonheur comme l’eau se troublait, s’étudiaient à la troubler encore plus par ces histoires et ces raisonnements que les fourbes sont toujours prêts à composer comme les esprits échauffés à y croire ; et ces gens-ci se proposaient bien de ne pas laisser reposer cette eau sans y pêcher quelque peu. Des milliers d’hommes furent se coucher avec le vague sentiment que quelque chose devait se faire, que quelque chose se ferait. Dès avant le jour, de nouveaux attroupements se firent voir çà et là dans les rues ; des enfants, des femmes, des hommes, des vieillards, des ouvriers, des mendiants, se rassemblaient au hasard ; ici, c’était le murmure confus de voix nombreuses ; là, un orateur déclamait, et les autres applaudissaient ; celui-ci faisait à son voisin la même question qui venait de lui être faite à lui-même ; cet autre répétait l’exclamation qu’il avait entendu résonner à son oreille ; partout c’étaient des plaintes, des menaces, des cris de surprise ; un petit nombre de mots faisaient le fond de tous ces discours.

Il ne manquait plus qu’une occasion, une impulsion, un premier pas quelconque pour traduire les paroles en actions, et cela ne tarda point. Au moment où il commençait à faire jour, les apprentis boulangers sortaient des boutiques où ils servaient, chargés d’une hotte pleine de pain qu’ils allaient porter chez les pratiques de leurs maîtres. Le premier de ces malencontreux garçons qui parut devant un groupe fit l’effet d’un serpenteau qui tombe dans une poudrière. « Voyez s’il n’y a pas de pain ! crièrent cent voix ensemble. — Oui, pour les tyrans qui nagent dans l’abondance et veulent nous faire mourir de