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En l’absence du gouverneur don Gonzalo Fernandez de Cordova, qui commandait le siège devant Casal de Monferrat, ses fonctions étaient remplies à Milan par le grand chancelier Antonio Ferrer, également Espagnol. Celui-ci vit, — et qui ne l’aurait vu ? — qu’un prix juste dans la vente du pain était une chose fort désirable, et il pensa, — ce fut là sa méprise, — qu’il suffisait d’un ordre émané de lui pour réaliser cet avantage. Il fixa la meta (c’est le nom que l’on donne ici au tarif en matière de comestibles), il fixa la meta du pain au prix qui eût été juste si le blé s’était vendu communément à trente-trois livres le muid[1], tandis qu’il se vendait jusqu’à quatre-vingts. Il fit comme une femme sur le retour, qui croirait se rajeunir en altérant son extrait de baptême.

Des ordres moins insensés et moins injustes étaient plus d’une fois, par la force même des choses, restés sans exécution ; mais à l’exécution de celui-ci veillait la multitude qui, voyant enfin son désir converti en loi, n’aurait pas souffert que ce fût par badinage. Elle accourut aussitôt aux fours, demandant du pain au prix de la taxe, et le demanda de ce ton de résolution et de menace que donnent la passion, la force et la loi se trouvant réunies. Je vous laisse à penser si les boulangers jetèrent les hauts cris. Pétrir, enfourner, défourner, se démener sans relâche, parce que le peuple, sentant lui-même confusément que la mesure était violente, assiégeait sans cesse les fours pour jouir de la bonne aubaine avant qu’elle vînt à prendre fin ; travailler, dis-je, bien plus qu’à l’ordinaire, se mettre sur les dents pour n’aboutir qu’à de la perte, chacun voit ce qu’il y avait là de plaisir. Mais avec les magistrats d’un côté qui infligeaient des peines, avec le peuple de l’autre voulant être servi, et, sur le moindre retard, pressant, grondant de sa grosse voix, et menaçant d’une de ses justices, les pires de toutes les justices au monde, il n’y avait pas moyen de reculer ; il fallait pétrir, enfourner, défourner et vendre. Cependant, pour leur faire continuer un tel train, il ne suffisait pas de leur commander ni qu’ils eussent grand’peur ; il fallait qu’ils le pussent ; et, pour peu que la chose eût encore duré, ils auraient cessé de le pouvoir. Ils représentaient aux magistrats ce qu’avait d’injuste et d’impossible à supporter la charge qui leur était imposée ; ils protestaient de leur résolution de jeter la pâte au four et de déguerpir ; et toutefois ils allaient de l’avant comme ils pouvaient, espérant, espérant toujours qu’un jour ou l’autre le grand chancelier entendrait raison. Mais Antonio Ferrer, qui était ce qu’on appellerait aujourd’hui un homme à caractère, répondait que les boulangers avaient fait par le passé de grands bénéfices, qu’ils en feraient de pareils au retour de l’abondance, qu’on pourrait peut-être songer à leur donner quelque indemnité, mais qu’en attendant ils devaient aller de l’avant encore ; soit qu’il fût convaincu lui-même de la justesse des raisons qu’il donnait aux autres, soit que, reconnaissant à l’épreuve l’impossibilité de maintenir son ordonnance, il voulût laisser à d’autres l’odieux de l’acte qui la révoquerait (car qui peut maintenant lire dans la pensée d’Antonio Ferrer ?), toujours est-il qu’il demeura ferme dans ce qu’il avait arrêté. Enfin les décurions (corps de

  1. Moggio, mesure de capacité. (N. du T.)