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lui fît, en lui mettant le poing sous le nez, le plus exprès commandement de garder le silence, il n’y eut cependant pas moyen d’étouffer entièrement la parole dans sa bouche. Du reste, Tonio lui-même, absent de sa maison dans cette nuit à une heure insolite, puis rentré avec quelque chose d’insolite aussi dans son pas comme dans sa figure, et dans une agitation d’esprit qui le disposait à la sincérité, n’avait pu, cela se conçoit, dissimuler le fait à sa femme, laquelle n’était pas muette. Celui qui parla le moins fut Menico ; car dès qu’il eut raconté à ses parents l’histoire et le motif de son expédition, ceux-ci regardèrent comme une chose si terrible la participation d’un de leurs enfants à des obstacles par lesquels une entreprise de don Rodrigo avait échoué, que dans leur effroi ils laissèrent à peine le petit garçon achever son récit. Puis aussitôt ils lui défendirent, du ton le plus fort et le plus menaçant, de dire à qui que ce fût le moindre mot sur cette affaire ; et le lendemain matin, ne se sentant pas encore assez sûrs de leur fait, ils décidèrent de le tenir renfermé au logis pour ce jour et quelques autres encore. Mais quoi ? Eux-mêmes ensuite, en jasant avec les gens du village, et sans paraître en savoir plus que les autres, lorsqu’on en venait à ce point obscur de la fuite de nos trois pauvres exilés, au comment, au pourquoi, à l’endroit de leur retraite, eux-mêmes ils ajoutaient, comme chose déjà connue, qu’ils s’étaient réfugiés à Pescarenico. Et cette circonstance vint ainsi prendre sa place dans les conversations générales.

Avec tous ces lambeaux de renseignements, rapprochés et cousus ensemble en la manière accoutumée, et avec la broderie que la main tenant l’aiguille ajoute tout naturellement à un tel ouvrage, il y avait de quoi faire une histoire assez claire et assez sûre pour que l’esprit le plus habile à la critique pût en être satisfait. Mais cette invasion des bravi, accident trop grave et qui avait fait trop de bruit pour être laissé en dehors, cet accident dont personne n’avait une connaissance un peu positive, était ce qui dans cette histoire venait tout embrouiller. On murmurait tout bas le nom de don Rodrigo : sur ce point tout le monde était d’accord ; pour le reste, tout était obscurité et conjectures de diverses sortes. On parlait beaucoup des deux bravi à méchante mine qui avaient été vus dans la rue vers le soir, et de cet autre qui s’était posté sur la porte du cabaret ; mais quelle lumière pouvait-on tirer de ce fait isolé de tout autre ? On demandait bien à l’hôte quelles étaient les personnes venues chez lui la veille au soir ; mais l’hôte, à l’en croire, ne se rappelait pas même s’il avait eu du monde dans cette soirée, et son refrain était toujours que l’auberge était un port de mer. Ce qui surtout déconcertait les idées et déroutait les conjectures était ce pèlerin qui avait été vu par Stefano et par Curlandrea, ce pèlerin que les brigands voulaient tuer et qui était parti avec eux ou qu’ils avaient emporté. Qu’y était-il venu faire ? C’était une âme du purgatoire, apparue pour prêter secours aux femmes ; c’était l’âme maintenant damnée d’un pèlerin méchant et imposteur, qui venait toujours la nuit se joindre à ceux qui faisaient les choses dont il s’était lui-même occupé pendant sa vie ; c’était un pèlerin vivant et véritable que ces gens avaient voulu tuer, dans la crainte qu’il criât