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et son salut, doit pourtant bien lâcher les algues que, par une violence d’instinct, il avait d’abord saisies.

Peu après sa profession, Gertrude avait été faite maîtresse des pensionnaires ; or figurez-vous comment ces petites filles devaient se trouver sous une telle discipline. Ses anciennes confidentes étaient toutes sorties ; mais elle conservait, vivantes dans son âme, toutes les passions de ce temps, et d’une manière ou d’une autre ses élèves devaient en sentir le poids. Quand elle songeait que plusieurs d’entre elles étaient destinées à vivre dans ce monde, d’où elle était exclue pour toujours, elle éprouvait pour ces pauvres enfants une sorte d’aversion et comme un désir de vengeance. Elle les tenait durement au-dessous d’elle, les brutalisait, leur faisait payer par anticipation les plaisirs dont elles devaient jouir un jour. Qui dans ces moments-là aurait vu de quel ton magistral et fâché elle les grondait pour la moindre peccadille, l’aurait prise pour une femme d’une dévotion sauvage et mal réglée. D’autres fois, sa même horreur pour le cloître, pour la règle, pour l’obéissance, éclatait en accès d’une tout autre humeur. Alors, non-seulement elle supportait la bruyante dissipation de ses élèves, mais elle l’excitait ; elle se mêlait à leurs jeux et les rendait plus turbulents ; elle prenait part à leurs propos qu’elle poussait au-delà de ce qu’elles avaient eu d’abord l’intention de dire. Si quelqu’une se permettait un mot sur le babil de la mère abbesse, la maîtresse imitait ce babil longuement et en faisait une scène de comédie ; elle contrefaisait la figure de telle religieuse, la démarche de telle autre ; elle riait alors aux éclats, mais c’étaient des rires qui ne la laissaient pas plus gaie. Elle avait ainsi vécu plusieurs années, n’ayant ni le moyen, ni l’occasion de faire plus, lorsque son malheur voulut qu’une occasion vînt à se présenter.

Parmi les distinctions et prérogatives qui lui avaient été accordées pour la dédommager de ne pouvoir être abbesse, se trouvait celle d’habiter un corps de logis à part. Cette aile du monastère était contiguë à une maison habitée par un jeune homme, scélérat de profession, l’un de ceux, si nombreux alors, qui, avec leurs bandits et l’alliance d’autres scélérats, pouvaient jusqu’à un certain point se rire des lois et de la force publique. Notre manuscrit le nomme Egidio, sans parler de sa famille. Ce jeune homme, d’une lucarne qui donnait sur une petite cour de ce corps de logis, avait vu Gertrude aller et venir en cet endroit, par désœuvrement. Séduit plutôt qu’effrayé par les dangers et l’impiété de l’entreprise, il osa un jour lui adresser la parole. La malheureuse répondit.

Dans les premiers moments, elle éprouva un contentement, non pas certes dégagé de mélange, mais qui la pénétrait vivement. Dans le vide de son âme, réduite à l’indolence, était venu se répandre un sentiment vif, continu, je dirais une nouvelle et puissante vie. Mais ce contentement était semblable au breuvage fortifiant que l’ingénieuse cruauté des anciens versait au condamné pour lui donner la force de supporter les tortures. En même temps, quelque chose de tout nouveau se fit remarquer dans toute sa conduite. Elle devint d’un moment à l’autre plus mesurée, plus tranquille ; elle fit trêve à ses railleries et à ses méchants murmures ; elle se montra même polie et caressante, en sorte