Page:Alessandro Manzoni - Les fiancés, trad. Montgrand, 1877.djvu/172

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Sans attendre la réponse, le prince se mit en marche ; Gertrude, la princesse et le jeune prince le suivirent ; ils descendirent l’escalier et montèrent en voiture. Les embarras et les ennuis du monde, la vie heureuse du cloître, surtout pour les jeunes personnes d’un sang très-noble, furent le thème de la conversation durant le voyage. Lorsqu’on fut près d’arriver, le prince renouvela ses instructions à sa fille, et lui répéta plus d’une fois la formule de sa réponse. En entrant à Monza, Gertrude sentit son cœur se serrer ; mais son attention fut un instant attirée par je ne sais quels personnages qui, ayant fait arrêter la voiture, débitèrent je ne sais quel compliment. Se remettant en marche, on alla à peu près au pas jusqu’au monastère, au milieu des regards des curieux qui accouraient de tous les côtés sur le chemin. Au moment où la voiture s’arrêta, devant ces murs, devant cette porte, le cœur de Gertrude se serra bien plus fort. On mit pied à terre entre deux haies de peuple que les domestiques faisaient se ranger. Tous ces yeux fixés sur la pauvre jeune personne l’obligeaient à étudier continuellement son maintien ; mais tous ensemble ils lui imposaient moins que les deux yeux de son père, sur lesquels elle ne pouvait s’empêcher, quelque peur qu’elle en eût, de porter les siens à chaque instant ; et ces yeux-là gouvernaient ses mouvements et son visage comme par des rênes invisibles. Après avoir traversé la première cour, on entra dans une autre, et là se fit voir la porte du cloître intérieur, toute grande ouverte et garnie à plein de religieuses. Sur la première ligne, l’abbesse entourée des anciennes ; derrière, d’autres religieuses toutes mêlées, dont quelques-unes sur la pointe des pieds ; au dernier rang, les converses montées sur des banquettes. On voyait de plus çà et là briller à mi-hauteur quelques petits yeux, quelques petits minois venir poindre à travers les robes noires. C’étaient les plus adroites et les plus hardies parmi les pensionnaires qui, se glissant et se faufilant entre une religieuse et l’autre, étaient parvenues à se faire un peu de jour, pour avoir aussi leur part du spectacle. De cette foule s’élevaient des acclamations ; des bras en grand nombre s’agitaient en signe de bon accueil et de joie. On arriva sur la porte ; Gertrude se trouva face à face avec la mère abbesse. Après les premières politesses, celle-ci, d’un air moitié joyeux, moitié solennel, lui demanda ce qu’elle désirait en ce lieu où il n’y avait personne qui pût lui rien refuser.

« Je viens, » commençait à dire Gertrude ; mais sur le point de prononcer les paroles qui devaient décider presque irrévocablement de son sort, elle hésita un moment et demeura les yeux fixés sur la foule qu’elle avait devant elle. Dans ce court moment elle aperçut l’une de ses compagnes déjà connue de nous, qui la regardait d’un air mêlé de compassion et de malice, et semblait dire : Ah ! l’y voilà prise, notre habile. Cette vue, réveillant avec plus de vivacité dans son âme tous ses anciens sentiments, lui rendit aussi un peu de son ancien et faible courage ; et déjà elle allait cherchant une réponse quelconque, différente de celle qui lui avait été dictée, lorsque, ayant, comme pour essayer ses forces, porté un regard sur le visage de son père, elle y vit une inquiétude si sombre, une impatience si menaçante, que, devenant résolue par la peur, avec la même promptitude qu’elle eût mise à fuir devant un objet terrible, « je viens, poursui-