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grandissaient et s’arrêtaient à la tourmenter plus distinctement et comme à loisir. Quelle pouvait être cette punition dont la menace était faite sous forme d’énigme ? Il s’en offrait plusieurs, de diverse nature et toutes plus ou moins étranges, à son imagination ardente et inexpérimentée. Celle qui lui paraissait la plus probable était d’être reconduite au monastère de Monza, d’y reparaître, non plus en signorina, mais en fille coupable, et d’y demeurer renfermée, Dieu sait pour combien de temps ! Dieu sait avec quels traitements ! Ce qui dans ce travail de sa pensée, nourrie de tant de douleurs, la pénétrait le plus amèrement peut-être, était la vue de la honte qu’elle aurait à subir. Les phrases, les paroles, les virgules de ce malheureux écrit passaient et repassaient dans sa mémoire ; elle se les représentait observées, pesées par ce lecteur si imprévu, si différent de celui à qui elles étaient destinées ; elle se disait qu’elles avaient pu tomber aussi sous les yeux de sa mère, de son frère ou qui sait de quel autre encore ; et, auprès de cette idée, tout le reste ne lui semblait plus rien. L’image de celui qui avait été la cause première de tout le scandale ne laissait pas non plus que de venir souvent chagriner la pauvre recluse ; et figurez-vous quelle étrange apparition était celle de ce fantôme parmi ces autres si peu faits à sa ressemblance, si froids, si sérieux, si menaçants. Mais par cela même qu’elle ne pouvait l’en séparer ni se reporter un instant à ces plaisirs fugitifs sans qu’aussitôt ne s’offrissent à elle les douleurs qui en étaient la conséquence, elle commença peu à peu à s’y reporter plus rarement, à les repousser de sa mémoire, à s’en déshabituer. Ce n’était ni plus longuement ni plus volontiers qu’elle s’arrêtait à ces rêves gais et brillants dont elle avait tant aimé à se repaître ; ils étaient trop opposés à la réalité des circonstances, à toutes les probabilités de l’avenir. Le seul lieu où Gertrude pût imaginer pour elle un refuge tranquille et honorable, et qui ne fût pas une illusion, était le monastère, si elle se décidait à y entrer pour toujours. Une telle résolution (elle n’en pouvait douter) réparerait tout, acquitterait toutes dettes et changerait en un clin d’œil sa situation. Contre un tel projet s’élevaient, il est vrai, les pensées de toute sa vie. Mais les temps n’étaient plus les mêmes ; et dans l’abîme où Gertrude était tombée, et en comparaison de ce qu’en certains moments elle pouvait craindre, la condition de religieuse fêtée, honorée, obéie, lui semblait une douceur. Deux sentiments de nature opposée contribuaient aussi de temps en temps à diminuer son ancienne aversion pour le cloître ; c’étaient par moments le remords de sa faute et une sensibilité fantastique de dévotion ; d’autres fois, l’orgueil aigri dans son âme et irrité par les procédés de sa geôlière qui (souvent, à la vérité, provoquée par elle) se vengeait, tantôt en lui faisant peur de ce châtiment dont elle était menacée, tantôt en lui reprochant la honte de ses torts. Lorsque ensuite celle-ci voulait se montrer bénigne, elle prenait un ton de protection plus odieux encore que l’insulte. Dans ces moments de mortifications diverses, le désir qu’éprouvait Gertrude de sortir des mains de cette femme, et de paraître devant elle dans un état où elle serait au-dessus de sa colère et de sa pitié, ce désir habituel devenait si pressant, qu’il lui faisait envisager comme doux et agréable tout moyen qui la pourrait conduire à le satisfaire.