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pagne : partez. » Et pendant qu’ils se mettaient en marche, avec cette émotion qui ne trouve pas de paroles et n’en a pas besoin pour se manifester, le père ajouta d’une voix altérée : « Le cœur me dit que nous nous reverrons bientôt. »

Certainement, le cœur, pour qui l’écoute, a toujours quelque chose à dire sur ce qui sera. Mais que sait-il, le cœur ? À peine quelque peu de ce qui fut.

Sans attendre la réponse, frère Cristoforo alla dans la sacristie ; les voyageurs sortirent de l’église ; et frère Fazio ferma la porte en leur disant adieu, ce qu’il fit lui-même d’une voix émue. Ils marchèrent sans bruit vers l’endroit de la rive qui leur avait été indiqué, y virent le bateau tout prêt, et, l’échange du mot s’étant fait, ils y entrèrent. Le batelier appuyant une rame contre le bord, s’en détacha : puis portant la main à l’autre aviron, et ramant des deux bras, il prit le large vers la rive opposée. Nul souffle de vent ne se faisait sentir ; le lac était uni et calme, il aurait semblé immobile sans le tremblement et la légère ondulation des reflets de la lune qui, du haut du ciel et comme sur un vaste miroir, y reproduisait son image. On n’entendait que le flot sur la grève où il venait lent et mourant se briser, le murmure plus lointain de l’eau se rompant contre les piles du pont, et la chute réglée de ces deux rames qui fendaient la surface azurée du lac, d’un même coup en sortaient ruisselantes et s’y plongeaient encore. L’onde, divisée par la barque et se réunissant derrière la poupe, formait une trace ridée qui allait peu à peu s’éloignant du rivage. Les passagers, silencieux, la tête tournée en arrière, regardaient les montagnes et le pays, sur lequel la lune répandait une abondante clarté, traversée çà et là de grandes ombres. On distinguait les villages, les maisons, les chaumières. Le château de don Rodrigo, avec sa tour plate, élevé au-dessus des maisonnettes groupées, au pied du promontoire, figurait comme un être féroce, qui, debout dans les ténèbres, au milieu d’êtres endormis, veillerait méditant un crime. Lucia le vit et frissonna ; elle suivit de ses regards les pentes du terrain jusqu’à son village, et les fixa vers son extrémité ; elle aperçut sa petite maison ; elle aperçut le feuillage touffu du figuier qui dépassait le mur de la cour ; elle aperçut la fenêtre de sa chambre ; et, posant le bras sur le bord de la barque au fond de laquelle elle était assise, elle baissa le front sur ce bras comme pour dormir, et pleura secrètement.

Adieu, montagnes sortant du fond des eaux et s’élevant jusqu’au ciel ; cimes inégales, connues de celui qui a passé parmi vous le premier âge de sa vie, et non moins gravées dans son esprit que les traits de ses plus proches ; torrent dont il distingue le murmure comme le son des voix domestiques ; champêtres habitations éparses et blanches sur le penchant du coteau, comme des troupeaux de brebis au pâturage ; adieu ! Qu’il est triste le pas de celui qui a grandi parmi vous et qui vous laisse ! Pour celui-là même qui, volontairement, s’éloigne de vous, poussé par l’espérance de faire fortune ailleurs, les rêves de richesse qui l’entraînent perdent en ce moment leur attrait, charme qui l’avait séduit ; il s’étonne de la résolution qu’il a pu prendre ; il retournerait sur ses pas, s’il ne pensait qu’il reviendra et reviendra riche un jour. À mesure qu’il avance dans la plaine, son œil se retire, dégoûté, lassé, de cette vaste unifor-