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gens. Pourtant, si l’on peut bien connaître son monde, comme nous nous connaissons nous quatre, ce n’en est que mieux. Mais d’où diable vous vient l’envie de savoir tant de choses, lorsque vous allez vous marier et que vous devez avoir bien d’autres idées en tête ? et tandis que vous avez devant vous ces polpette qui feraient ressusciter un mort ? » Et en disant ces mots, il s’en retourna à sa cuisine.

Notre auteur, en remarquant les manières différentes qu’avait cet aubergiste de satisfaire aux questions qui lui étaient adressées, dit que c’était un homme ainsi fait, qui dans tous ses propos faisait profession d’être fort ami des honnêtes gens en général, mais qui, dans la pratique, usait de beaucoup plus de complaisance pour ceux qui avaient la réputation ou la mine de coquins. Quel singulier caractère, n’est-ce pas ?

Le souper ne fut pas fort gai. Les deux conviés auraient voulu en goûter le charme tout à leur aise ; mais leur amphitryon, préoccupé de ce que le lecteur sait bien, ennuyé et même un peu inquiet de l’étrange contenance de ces inconnus, était fort impatient de partir. À cause d’eux, on ne parlait qu’à voix basse ; et c’étaient des propos sans suite, froids et dépourvus de saveur.

« Comme c’est drôle, lâcha de but en blanc Gervaso, que Renzo veuille prendre femme et qu’il ait besoin… ! » Renzo lui fit une mine sévère. « Veux-tu te taire, animal ! » lui dit Tonio, accompagnant l’épithète d’un coup de coude. La conversation fut toujours plus froide jusqu’à la fin. Renzo, s’observant pour le boire comme pour le manger, eut soin de verser du vin aux deux témoins tout juste autant qu’il en fallait pour leur donner un peu de vivacité, sans leur troubler le cerveau. La nappe levée, et après que l’écot de tous eût été payé par celui qui avait le moins consommé, ils furent encore obligés tous les trois de passer devant ces fâcheuses figures, qui toutes se tournèrent vers Renzo, comme lorsqu’il était entré. Quand il eut fait quelques pas hors de l’auberge, il regarda derrière lui et vit que les deux hommes qu’il avait laissés assis dans la cuisine, le suivaient : il s’arrêta alors avec ses deux compagnons, comme pour dire : Voyons ce que ces gens me veulent. Mais les deux hommes, lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils étaient observés, s’arrêtèrent aussi, se parlèrent à voix basse et retournèrent sur leurs pas. Si Renzo avait été assez près d’eux pour entendre leurs paroles, elles lui auraient paru fort étranges : « Ce serait pourtant bien glorieux, sans compter l’étrenne, disait l’un des bandits, si, en retournant au château, nous pouvions raconter que nous lui avons, en un tour de main, aplati les côtes, et cela de nous-mêmes, sans que le seigneur Griso fût là pour nous faire la leçon ! »

— Oui-dà ; et nous exposer à gâter l’affaire principale ! répondait l’autre. Tiens, vois ; il s’est aperçu de quelque chose ; il s’arrête à nous regarder. Ah ! s’il était plus tard ! Retournons-nous-en, pour ne pas donner de soupçons. Tu vois qu’il vient du monde de tous les côtés : laissons-les aller tous au poulailler. »

Il y avait, en effet, ce bourdonnement, ce bruit confus que l’on entend dans un village lorsque le soir arrive, et qui, peu de moments après, fait place au calme solennel de la nuit. Les femmes revenaient des champs portant leurs