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rendre compte, regardait ses deux conviés, comme s’il eût voulu chercher sur leur figure l’interprétation de tous ces signes ; mais leur figure n’indiquait autre chose qu’un bon appétit. L’hôte le regardait lui-même en face, comme attendant ses ordres. Le jeune homme le fit venir avec lui dans une chambre voisine, et commanda le souper.

« Qui sont ces étrangers ? demanda-t-il ensuite à voix basse à son homme, quand celui-ci revint avec une nappe grossière sous le bras et une bouteille à la main.

— Je ne les connais pas, répondit l’hôte en déployant la nappe.

— Comment ! pas un ?

— Vous savez bien, répondit encore l’hôte en étendant de ses deux mains la nappe sur la table, que la première règle de notre métier est de ne pas nous enquérir des affaires des autres : à tel point que nos femmes mêmes ne sont pas curieuses. Nous serions frais vraiment, avec tant de gens qui vont et viennent : c’est toujours un port de mer ; quand les années sont raisonnables, s’entend. Mais pas de chagrin ; le bon temps reviendra. Tout ce qu’il nous faut, c’est que les chalands soient d’honnêtes gens : qui sont-ils ensuite, ou ne sont-ils pas, cela ne fait rien à l’affaire. Et je vais vous apporter un plat de polpette[1] dont vous n’avez jamais mangé les pareilles.

— Comment pouvez-vous savoir donc ? allait reprendre Renzo ; mais l’hôte, déjà en marche vers la cuisine, continua son chemin. Là, tandis qu’il prenait la casserole des polpette annoncées, vint à lui tout doucement ce bravo qui avait si attentivement examiné notre jeune homme, et il lui dit tout bas : Qui sont ces particuliers ?

— De braves gens du village, répondit l’hôte en renversant les polpette sur le plat.

— C’est bon cela ; mais comment s’appellent-ils ? Qui sont-ils ? reprit l’autre en insistant et d’une voix quelque peu impolie.

— L’un s’appelle Renzo, répondit l’hôte en parlant bas aussi. C’est un bon jeune homme, bien rangé, fileur de soie, qui sait bien son métier. L’autre est un paysan nommé Tonio ; bon vivant, toujours gai : c’est dommage qu’il ait peu d’espèces ; car il les dépenserait toutes ici. Le troisième est un imbécile qui mange toutefois volontiers quand on le régale. Permettez. »

Et faisant une pirouette, il passa entre le fourneau et le questionneur, et alla porter le plat à qui de droit. « Comment pouvez-vous savoir, dit Renzo reprenant sa demande quand il le vit reparaître ; comment pouvez-vous savoir que ce sont d’honnêtes gens, si vous ne les connaissez pas ?

— Les actions, mon cher ; c’est aux actions que l’on connaît l’homme. Ceux qui boivent le vin sans le critiquer, qui payent leur compte sans lésiner, qui ne se prennent pas de querelle avec les autres chalands, et, s’ils ont un coup de couteau à administrer à quelqu’un, vont l’attendre dehors et loin de l’auberge, en sorte que le pauvre hôtelier n’y soit pour rien, ceux-là sont les honnêtes

  1. Espèce de rissoles. (N. du T.)