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là, chapeau bas, lui faisaient des révérences profondes, auxquelles il ne répondait pas. Ceux-là même, que ces derniers appelaient des messieurs, le saluaient comme ses inférieurs ; car, dans tous les environs, il n’y avait personne qui pût, même de bien loin, le lui disputer pour le nom, la richesse, les alliances et la volonté d’user de tout cela pour se tenir au-dessus des autres. Il répondait à ceux-ci avec une froide dignité. Ce jour-là, il ne rencontra pas le commandant espagnol du château ; mais, lorsque cette rencontre avait lieu, le salut était également profond de part et d’autre : la chose se passait comme entre deux potentats qui n’ont rien à démêler ensemble, mais qui, par convenance, font réciproquement honneur à leur rang. Pour dissiper un peu son humeur et opposer à l’image du moine, qui assiégeait toujours sa pensée, des images tout à fait différentes, don Rodrigo entra cette après-midi dans une maison où se réunissait habituellement beaucoup de monde, et où il fut reçu avec cette politesse empressée et révérencieuse, toujours réservée aux hommes qui se font bien aimer ou bien craindre ; et, la nuit venue, il retourna à son château. Le comte Attilio venait lui-même de rentrer ; et l’on servit le souper, pendant lequel don Rodrigo fut toujours pensif et parla peu.

« Cousin, quand payerez-vous cette gageure ? dit d’un ton malin et moqueur le comte Attilio, aussitôt qu’on eut desservi et que les domestiques se furent retirés.

— La Saint-Martin n’est pas encore passée.

— Tant vaut que vous la payiez tout de suite ; car tous les saints du calendrier passeront avant que…

— C’est ce qui est à voir.

— Cousin, vous voulez faire le fin ; mais j’ai tout deviné, et je suis tellement sûr d’avoir gagné la gageure, que je suis prêt à en faire une autre.

— Laquelle ?

— Que le père… le père… comment s’appelle-t-il donc ? ce moine, enfin, vous a converti.

— En voilà encore une des vôtres !

— Converti, cousin ; converti, vous dis-je. Quant à moi, j’en suis fort aise. Savez-vous qu’il sera beau de vous voir tout contrit et les yeux baissés ? Et quelle gloire pour ce père ! Comme il sera retourné fier à son couvent ! Pareils poissons ne se prennent pas tous les jours, ni avec toute sorte de filets. Soyez sûr qu’il vous citera pour exemple ; et, quand il ira piocher quelque mission un peu loin, il parlera de votre histoire. Il me semble l’entendre. » Et ici, prenant une voix nasillarde, et accompagnant ses mots de gestes chargés, il continua sur un ton de prédication : « Dans une partie de ce monde, que, par égard, je ne nomme point, vivait, très-chers auditeurs, et vit encore un chevalier libertin, plus ami des femmes que des gens dévots, lequel, habitué à faire fagot de tout bois, avait jeté les yeux…

— C’est bon, c’est bon, interrompit don Rodrigo, moitié souriant, moitié ennuyé. Si vous voulez doubler le pari, j’y suis de mon côté tout prêt.

— Diable ! serait-ce vous qui auriez converti le père ?