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Tel a été dans le royaume le sort des jésuites ; les circonstances de leur destruction ont été bien étranges à tous égards ; l’orage est parti du lieu d’où on l’attendait le moins, du Portugal, le pays de l’Europe le plus livré aux prêtres et aux moines ; qui ne paraissait pas fait pour se délivrer si promptement des jésuites, et encore moins pour donner sur cela l’exemple. Leur anéantissement en France a été préparé par le rigorisme qu’ils ont affiché malgré eux ; enfin, il a été consommé par une secte mourante et avilie, qui a terminé contre toute espérance ce que les Arnauld, les Pascal, les Nicole, n’auraient pu ni exécuter, ni tenter, ni même espérer. Quel exemple plus frappant de cette fatalité inconcevable qui semble présider aux choses humaines, et les amener, lorsqu’on s’y attend le moins, au point de la maturité ou de la destruction. C’est un beau chapitre à ajouter à l’histoire des grands événements par les petites causes.

Un écrivain connu parlant, en 1759, trois ans avant la destruction des jésuites, des deux partis qui divisent l’Église de France, disait du parti le plus puissant qu’il cesserai bientôt de l’être[1] on a voulu faire passer ces paroles pour une prophétie ; mais comme vraisemblablement il n’aspire pas à l’honneur d’être prophète, il doit avouer qu’en écrivant cette espèce de prédiction, il était bien éloigné de soupçonner à quel point elle était vraie. On voyait bien que le parti jusqu’alors opprimé commençait à prendre le dessus ; mais personne ne pouvait prévoir jusqu’à quel degré il devait opprimer à son tour celui dont il avait été écrasé jusqu’alors ; belle matière aux ennemis de la Société pour faire valoir leurs lieux communs ordinaires, sur la providence de Dieu dans le soutien de ce qu’ils appellent la bonne cause.

  1. Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie, par M. D… t. IV, Page 364.