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Chalotais, procureur général du parlement de Bretagne, paraît surtout avoir envisagé cette affaire en homme d’État, en philosophe, en magistrat éclairé et dégagé de tout esprit de haine et de parti. Il ne s’est point amusé à prouver laborieusement et faiblement que les autres moines valaient beaucoup mieux que les jésuites ; il a vu de plus haut et de plus loin ; sa marche au combat a été plus franche et plus nette. L’esprit monastique, a-t-il dit, est le fléau des États ; de tous ceux que cet esprit anime, les jésuites sont les plus nuisibles, parce qu’ils sont les plus puissants c’est donc par eux qu’il faut commencer à secouer le joug de cette nation pernicieuse. Il semble que cet illustre magistrat ait pris pour sa devise ces vers de Virgile :

Ductoresque ipsos primum, capita alta ferentes
Cornibus arboreis, sternit ; tum vulgus, et omnem
Miscet agens telis nemora inter frondea turbam
[1].

La guerre qu’il a faite avec tant de succès à la Société n’est que le signal de l’examen auquel il paraît désirer qu’on soumette les constitutions des autres Ordres, sauf à conserver ceux qui, par cet examen, seraient jugés utiles. Il est même certaines communautés, par exemple celle des frères nommés Ignorantins, qu’il indique expressément à la vigilance des magistrats comme ayant déjà gagné sourdement beaucoup de terrain ; cependant je ne sais si je me trompe, des hommes qui portent un nom si peu fait pour en imposer, ne doivent guère se flatter de succéder un jour aux jésuites chez une nation à qui les noms sont sujets à faire la loi ; il faudra, pour avoir en France des succès et des ennemis, qu’ils commencent par se faire appeler autrement.

  1. Ces vers sont tirés du premier livre de l’Énéide. Énée aperçoit dans une forêt un grand troupeau, à la tête duquel des cerfs marchaient fièrement il leur donne la chasse. « D’abord il jette par terre les chefs de la troupe, qui portaient la tête haute ; il poursuit et disperse ensuite le reste à travers les bois. »