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blesse qui ouvre la vie de Chateaubriand, et, lorsque nous l’aurons bien comprise, peut-être verrons-nous qu’elle explique son caractère, sa conduite et ses passions. Il nous suffira de rapprocher René des Mémoires pour voir jaillir la lumière.

A vrai dire, cette histoire équivoque n’étonne pas lorsqu’on songe à quel péril de tendresse étaient exposés deux jeunes gens doués d’une imagination fougueuse et vivant dans une camaraderie quotidienne. Ce sont certainement les angoisses et les impossibilités d’un pareil amour qui ont produit l'amère tristesse de René ; mais sa maladie n’est rien à côté de la maladie de Lucile. A travers quelle magie douloureuse nous apparaît cette jolie créature, maigre, passionnée, sauvage, un peu garçonnière, altérée de mélancolie et de désir, portant les robes des autres, battue par ses frères, souffre-douleur de la famille ! Qu’elle est loin des frivolités féminines, cette vierge pure comme Cymodocée, tourmentée comme Velléda, chrétienne comme la fiancée de Chactas ! et comme elle était bien faite, avec son caractère bizarre qui rebutait tout le monde, pour être aimée par l’insatiable et inquiet René ! Comment eût-elle échappé à la fascination qui rendit Chateaubriand irrésistible à toutes les femmes ? Douée d’une nervosité qui allait jusqu’à la divination somnambulique, ange par l’âme, femme par l’affection, figure de fatalité et de douceur, Lucile fut la première incarnation idéale des rêves de Chateaubriand. Il est bien dif-