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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

trop qu’il y a quelque chose d’égaré et d’informe dans la puissance humaine déchaînée. L’objet, ici humain, échappe, ce qui fait que l’imagination du spectateur retombe à une fureur pareille. Le plus ancien des arts eut pour fin de reprendre et d’ordonner la fureur, et d’abord dans la foule, où le désordre efface si vite toute pensée. La force guerrière en marche montre, au contraire, un objet bien circonscrit et des mouvements vraiment successifs parce qu’ils sont prévisibles. La matière la moins disciplinable montre la volonté réfléchie seulement. L’homme pense alors son action ; et comme peut-être toutes nos idées et toutes nos affections sont prises de ce vivant tableau, cela aide à comprendre ce redoutable culte et ces sacrifices humains. Il faut penser que cet accord, où la nature improvise selon l’ordre, est esthétique essentiellement, et modèle de beauté comme est la musique, par cet ordre en mouvement, toujours menacé, toujours retrouvé. Cet art est aujourd’hui le seul art populaire peut-être.

Chacun compose ici les autres et soi-même ; cet étrange rapport domine tous les mouvements de manœuvre et de guerre. On a assez remarqué que le guerrier revient plus beau ; de là des jugements décidés dont l’injustice profite trop. Il faut rappeler ici le mot puissant de Vauvenargues : « Le vice fomente la guerre, la vertu combat ». La prose aussi de Vigny revient de la guerre ; on y trouve ce ramassé et ce vif du mouvement humain réglé et contenu, et aussi l’expression de la pudeur virile qui règle ces choses. Il y a une honte de celui qui se trompe et fait manquer une belle manœuvre, qui est du même ordre que la honte de celui qui fuit ; et dans le fond ce qui est honteux dans la fuite c’est le désordre, désordre du tout et désordre de chacun ; de même un ordre porte l’autre. Ce qui fait dire que c’est honteux d’avoir peur, c’est que c’est laid ; disons plutôt que c’est informe, ou que c’est on ne sait quoi ; une déroute n’est rien. Mais une marche, une manœuvre, une attaque sont quelque chose. Et l’homme