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DU TRAGIQUE DANS LE ROMAN

sentir ici comme là. Mais le théâtre tragique, par son développement même sous la loi du temps, et par le rythme tragique qui y soumet encore mieux le spectateur comme le personnage, rend la fatalité sensible, ce que le roman, bien plus libre dans son allure, dans ses préparations, dans ses retours, ne peut pas faire. Seulement le roman a d’autres ressources. Comme il peut reprendre à tout instant la chaîne des causes, et comme son œuvre propre est d’expliquer, on pourrait dire que la liaison des causes aux effets, proposée à la réflexion, rappelée à propos, et ramassée aux approches du malheur, arrive aussi à nous prendre dans le récit et à nous emporter. Aussi le roman ne fait point violence comme fait le théâtre ; il laisse notre jugement plus libre ; il dépend de nous de consentir, ou bien de fermer le livre, et d’échapper au destin, en quelque sorte, en imaginant d’autres chaînes de causes. Cette disposition du lecteur correspond à ce genre de drame où la nécessité extérieure offre mille prises et échappées, et où les passions font le destin, par décision et audace plutôt que par imprudence ou ignorance. C’est pourquoi les mêmes caractères, ni les mêmes catastrophes, ne conviennent au roman et au théâtre. Le héros de roman n’accuse pas les dieux ; il a choisi son destin. Et l’amour romanesque est ce genre d’amour qui est choisi. D’où vient que, dans les meilleurs romans, la fatalité n’a de puissance que par le consentement des victimes. Le roman serait donc le poème du libre arbitre. Et il serait vrai de dire que le roman nous représente plutôt nos fautes de jugement que nos vices. Le héros du roman est prudent, réservé, clairvoyant ; il avance par décisions et permissions à soi, sans contrainte extérieure ; il a le sentiment de sa propre puissance toujours ; par quoi justement il se perd, par cette pensée solitaire, par cette action solitaire, par l’ambition enfin et par la générosité. Ces traits achèvent de définir le romanesque, mais remarquons ici que la manière même de l’artiste les détermine déjà. Le héros de roman, même dans ses folies, est circonspect, prudent et méditant