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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

auteurs ne s’écartent guère de cette règle ; ou bien, s’ils l’oublient un moment, le récit prend aussitôt l’allure de l’histoire, ce qui déplace violemment le lecteur, et soudain refroidit les images et en même temps les brouille. Peut-être plusieurs vies intérieures en conflit, comme le permet le roman par lettres, donnent-elles plus de variété ; mais par cet abus d’analyse, l’objet manque aussi. Car la vie romanesque ne s’éclaire que par l’opposition des objets et par la présence du monde ; et dans le monde des objets il faut compter les hommes aussi. C’est en quoi la Julie est inférieure aux Confessions. Enfin le thème de tout roman, c’est le conflit d’un personnage romanesque avec des choses et des hommes qu’il découvre en perspective à mesure qu’il avance, qu’il connaît d’abord mal, et qu’il ne comprend jamais tout à fait. Au regard de sa fille, le père Grandet est un objet ; aussi le roman a pour titre Eugénie Grandet. On peut essayer d’imaginer ce que serait le roman, si Grandet en était le principal personnage ; mais il y aurait alors quelque chose de romanesque dans ce caractère, ce qui, à première vue, s’accorde assez mal avec l’avarice. Toujours est-il que, dans l’œuvre de Balzac, les rêveries de Grandet ne nous sont connues que par ce qu’il dit et par ce qu’il fait. Mais, en allant plus avant, on pourrait dire que ce genre de caractère ne s’oppose pas aux forces extérieures, mais plutôt les accepte et s’y joint, ce qui fait que la vie intérieure est ici une sorte de désert inexprimable peut-être. Et même la vie intérieure de madame de Mortsauf est sans doute plus simple que Félix ne croit, et plus simple assurément qu’il ne voudrait. On la devine d’après la lettre de la morte et d’après quelques traits de son agonie. Par ces moyens le monde reste fort, et la pensée romanesque saisit son terme antagoniste, ce qui la fait exister aussi.

Je distinguerais d’après cela trois sortes de personnages dans les romans. D’abord le personnage qui pense pour le lecteur et à la place de qui le lecteur se met toujours ; en ce sens un roman n’est qu’un mono-