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CHAPITRE VII

DES ÉTATS D’ÂME

Il y a de forts préjugés concernant la vie intérieure. Beaucoup d’hommes cultivés croient, d’après une philosophie mal dirigée, que la vie intérieure, de pensées de souvenirs, de sentiments, se développe sans que les sens s’exercent. Ils fermeraient bien les yeux et se boucheraient les oreilles comme veut Descartes, afin de savoir ce qu’ils pensent et de mieux goûter ce qu’ils sentent. Mais il faut un jugement puissant pour soutenir cet état, et encore pendant de courts instants et dans le silence des passions. Si au contraire on se laisse vivre, sans rien percevoir, les pensées et les sentiments échapperont en même temps que les objets. L’imagination, ainsi qu’il a été dit, ne va pas loin dès que nous ne percevons plus les choses. Et nos pensées ne se soutiennent que par la perception actuelle de l’ordre extérieur. Hors de là nous sommes réduits aux mots ; la pensée est commune et pauvre. Pour le sentiment sans pensée, il se réduit à la connaissance confuse de l’état du corps ; aussi ce genre de songerie fait les hypocondriaques. Bref il n’y a de sentiment que par la pensée, et nous pensons des objets. La vie intérieure, qui serait mieux appelée la pensée individuelle, suppose donc un point de vue sur le monde et des fenêtres ouvertes. Par cette con-