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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

peindre par des mots se bornait là, un apprenti serait bientôt maître. Je crois au contraire que ce qui fait que les peintures de Tacite suffisent est aussi ce qui sauve les descriptions par parties, et, pour tout dire, que l’on ne voit pas plus La Grenadière comme en un tableau après qu’on a lu Balzac, que l’on ne serait capable de dessiner ou de peindre Néron et ses courtisans d’après Tacite. Le lecteur ne voit point Grandet comme il verrait un homme représenté sur une toile, quoique le bonhomme soit décrit des souliers jusqu’au chapeau ; il ne voit pas mieux le visage de Julien Sorel, décrit ici et là en quelques traits, aussi vivant, aussi présent que l’autre pourtant. De là vient que les artistes qui essaient d’illustrer ces œuvres par le dessin sont toujours bien au-dessous de ce qu’on attend. Qui donc, en lisant, voit le sourire de Gobseck ? Il est juste de dire qu’il le retrouvera parmi les hommes, pendant un court moment, et comme une apparition de ce personnage sur un autre visage. Pareillement vous retrouverez un mouvement de Grandet, mais non Grandet. Bref il est trop facile de dire que la description nous conduit à imaginer le personnage, comme si les mots visaient à remplacer le crayon ou le pinceau. Il n’y a point de sincérité, je crois, dans les appréciations de ce genre, ni de vraisemblance, car la peinture a ses moyens et ses fins, et la prose a d’autres moyens et d’autres fins, qu’il faut découvrir ; l’étude des arts différents nous a assez éclairés là-dessus. Ajoutez à cela que les grands liseurs de romans, dont je suis, ne cherchent point quelque dessin, et encore moins quelque scène mimée ou parlée qui ferait vivre, ou tout au moins fixerait devant les yeux Rubempré, Carlos ou Fabrice ; au contraire, il semble que de telles images soient importunes, et qu’on les juge d’avance comme de faibles copies du personnage.

C’est ce que l’histoire fait voir le mieux. Car l’historien emplirait des pages avant d’égaler un peintre d’histoire. Mais ces entreprises de description accablent l’esprit sans y rien laisser ; nous flottons d’une