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LE DOMAINE DE LA PROSE

même des successions, qui ne nous engagent nullement, et sont de la chose seule sans mouvement de nous, le récit est comme reculé ou éloigné ; c’est pourquoi ce n’est point l’idée fataliste qui domine le récit, mais plutôt l’idée de l’achevé et irréparable. Ce n’est pas qu’il ne puisse s’y attacher quelque sentiment tragique ; mais il faut que l’analyse se joigne au récit et le prépare, comme on verra. Dans le récit pur, tout est égal, petits et grands événements, bonheur et malheur ; d’où résulte un repos contemplatif, et la vision en même temps de beaucoup de choses, sous l’idée d’un passé dont les conséquences ne peuvent plus être éprouvées par personne. De ce mouvement, si éloigné de toute poésie et de toute éloquence, résulte une force, une égalité des images, et une position hors du monde, en sorte qu’à la simplicité du récit répond une sorte de majesté du lecteur. C’est sans doute le secret du style biblique, bien périlleux à imiter parce que toute majesté vivante est fragile.

Le confidentiel ne se mêle jamais au récit, mais il peut s’y joindre. Il se mélange plus intimement à l’explicatif, dès que les suppositions ou les croyances l’emportent sur ce qui est connu directement. Et la beauté de la confidence est en ceci qu’elle ne cherche point la preuve, et qu’elle craint même l’apparence des preuves. Aussi le pédant n’y réussit point, ni même le passionné. C’est le langage de l’amour heureux et de l’amitié. C’est le ton aussi d’un auteur dès qu’il se montre. De cette belle politesse sont nées de grandes œuvres, au premier rang desquelles il faut placer les Maximes, qui sont des confidences étudiées et resserrées, remarquables toujours par une forme sans rythme, et tout à fait délivrée de l’argumentation oratoire. Les Caractères et les Portraits appartiennent au même genre, et les Essais de Montaigne, comme aussi ces Mémoires où l’on pense pour soi. En ces matières, où les preuves manquent évidemment, il faut que la pensée soit forte par la structure, ce qui suppose que les mots n’aient de puissance que par