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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

afin de n’avoir plus le souci d’y penser. Et les sciences mêmes prennent bientôt cette forme discursive. Mais la vraie pensée suppose et essaie, sans se lier jamais ; ainsi la prose propose et expose, en sorte qu’on ne peut plus dire si c’est le principe qui prouve la conclusion ou la conclusion qui prouve le principe ; et le vrai est qu’un élément dans une pensée assure tous les autres, et que l’idée se prouve par elle-même, autant qu’elle est exposée. Ce que la prose fait merveilleusement ressortir, par sa manière. Car tout l’art de la prose est de suspendre le jugement du lecteur jusqu’à ce que les parties soient en place et se soutiennent les unes par les autres ; et les anciens l’appelaient style délié, exprimant bien par là que le lecteur de prose est laissé libre et va son train, s’arrête quand il veut, remonte quand il veut. Toutefois la prose ne serait point un art, si, par son allure et par ses traits, par ses coupes imprévues et ses éclairs paradoxaux, elle n’invitait le lecteur à ces arrêts et à ces revues qui maintiennent l’objet du jugement à hauteur de regard. Ainsi la structure de la phrase oratoire est dirigée et entraînante, au lieu que la structure de la prose disperse et élargit l’attention, mais non sans la retenir toujours. D’où l’on voit qu’il y a la même différence entre la prose et l’éloquence qu’entre le raisonnement et le jugement. Mais cette différence n’est pas familière à beaucoup. Si le lecteur veut s’éclairer spécialement là-dessus, je le renvoie à Descartes et à Montaigne. Comme nous ne traitons pas ici de l’art de penser, notre affaire est de montrer comment la prose, par son mouvement propre, discipline à sa manière l’imagination, et, par ses signes abstraits, fait vivre Grandet, Gobseck, Mortsauf, Julien Sorel et Fabrice.