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CHAPITRE II

DE LA POÉSIE ET DE LA PROSE

La prose n’est pas la poésie. Je n’entends pas par là qu’elle soit quelque chose de moins, avec moins de rythme, moins d’images, et moins de force, mais bien qu’elle n’a rien de la poésie, et qu’elle s’affirme en niant et repoussant tout ce qui est propre à la poésie. La poésie est soumise à la loi du temps, comme on l’a vu ; aussi doit-elle être entendue plutôt que lue. Le nombre y détermine d’avance des formes vides où les mots viennent se placer ; l’accord, le désaccord et finalement l’accord entre les mots et le rythme assurent le nombre et y ramènent l’attention ; un mouvement sans retour emporte l’auditeur avec le poète. La vraie prose, tout au contraire, doit être lue par les yeux ; et non seulement elle est affranchie du nombre, mais elle repousse le nombre. En cela elle s’oppose en même temps à la poésie et à l’éloquence. Ces principes sont cachés. Dans beaucoup d’écrivains le mouvement oratoire revient trop souvent, car la prose est jeune encore, et non assez purifiée. Toutefois observons que, dans les œuvres où le mouvement oratoire n’a point de raison, toute mesure de la phrase que l’on arriverait à prévoir choque aussitôt le lecteur ; et c’est une faute de goût insupportable si les mots semblent choisis pour rem-