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DEUX LANGAGES

sent point déformer, considérons des récits libres, non modérés par le rythme ni par la nécessité d’être entendu de beaucoup d’hommes, ni enfin par la politesse. Le malheur est qu’ici le mécanisme fournit toujours des mots, et, pis encore, s’excite lui-même, produisant par tout le corps l’étrange passion des disputeurs, presque toujours sans objet. Il faut avoir entendu des exaltés, des délirants, des fous pour saisir toute l’importance de cette folie bavarde, et, par l’effet d’une réaction bien naturelle, la puissance des discours tout faits, ou lieux communs. La caractéristique de l’ancien cri, si varié et modulé qu’on le suppose, est qu’il décrit fort mal l’objet, et qu’en revanche il propage comme des maladies d’un moment, ces mouvements intimes du corps humain, qui rompent d’abord nos pensées, et aussitôt les renouent arbitrairement par des liens de surprise, d’amour ou de peur. Ce genre de persuasion, ou plutôt de contagion, est encore enfermé dans nos paroles comme un maléfice. L’éloquence est incantation et magie toujours ; la poésie de même, et la rime nous persuade encore. Du moins la poésie et l’éloquence ont leurs règles propres, dont l’effet va directement contre le désordre des émotions. Par ces règles elles sont objets, et donnent appui à nos pensées. Mais il fallait à la simple prose d’autres règles, qui sont de raison, dès que la suite de nos cris devint, par la seule écriture, un objet durable dans le monde.

Il n’y a point, dans l’histoire de l’esprit humain, de révolution plus importante que la suprématie donnée au langage parlé par l’invention de l’écriture phonétique. Dans l’ancien langage, fait de gestes et de cris, le geste l’emportait par la description de la chose, et surtout par ce pouvoir de s’imprimer, et ainsi de devenir chose, d’où résultèrent ces écritures naturelles, qui sont monuments, dessins, emblèmes. Le cri, comme signal, se développa par d’autres causes, dont les principales sont qu’il sert encore pendant la nuit et qu’il réveille. L’invention étonnante de l’alphabet consista en ceci, que l’on écrivit les sons