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DU PAYSAGE

les plus finies, s’attache toujours à ce premier aspect qu’ont les choses dès qu’elles n’éveillent pas les intérêts et les passions. C’est ce qui ne peut durer longtemps dans la contemplation rêveuse ; car l’esprit, si ce n’est peut-être celui du poète ou du romancier, ne se prive pas longtemps de reconnaître des lieux et des chemins et enfin de se faire une idée de chaque chose. Et c’est pourquoi le forestier, qui estime le bois d’après l’arbre, ou le fermier, qui veut Calculer les sacs de blé ou les bottes de fourrage, ne comprennent pas bien la peinture du plein air. Au contraire c’est un heureux moment, pour l’homme des villes, que celui où il saisit ce monde près et loin d’un seul regard, sans que sa pensée interprète les couleurs et les ombres et fasse le tour de chaque chose. Et l’art du peintre de paysages consiste d’abord à regarder ainsi toujours, sans compter les feuilles ni même les arbres, sans même penser autre chose, dans un clocher, dans le toit d’une maison, dans un tas de fagots, que des taches diversement colorées ; ensuite dans l’exécution, il doit se soumettre toujours à la vision immédiate, y revenir, conserver cette liaison des couleurs qui fait un seul être de toutes les choses, et donner enfin au spectateur, pendant un long moment, une rêverie percevante sans réveil. On comprend le prix de cette toile peinte qui transporte à la ville, dans le lieu même où tout est observation passionnée, souci et calcul, cette vision détendue, et ce sourire de la nature toujours prêt.

Mais la condition de cet art bienfaisant est double. Car l’esprit ne peut s’intéresser de calcul à cette vue des choses qui, devant lui maintenant, garde toujours son premier aspect, et repousse l’idée. Aussi l’esprit peut s’en détourner par mille chemins, et revenir à ses soins ordinaires, ce qui se fait sans qu’on y pense, et, par le désarroi d’une rêverie sans objet fixe, ramène l’ennui. Il faut donc que le tableau peint, sans présenter autre chose que la première et soudaine apparition d’un monde, saisisse pourtant et retienne, par cette émotion d’abord qui résulte d’un