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CHAPITRE V

L’IMAGINATION DANS LES PASSIONS

Ce qui vient d’être décrit, c’est le corps des passions, ce n’en est pas l’âme. L’âme des passions c’est un jugement faux accompagné de toutes ces preuves brillantes, souvenirs, suppositions, prévisions, que le passionné parcourt naïvement dans l’insomnie ou l’attente. Et ce jeu de l’imagination, qui fait les plus grands maux humains, est autre chose encore que fièvre, convulsion retenue, esquisse d’actions contrariées. Des ombres accourent, fuient, reviennent, souriantes, menaçantes, tristes ; des lieux sont entrevus, des mers, des montagnes, des villes, où l’on fut heureux ou malheureux ; cette imagerie est bien quelque chose aussi. Mais il faut pourtant estimer à sa valeur ce pouvoir d’évoquer. Sommes-nous donc artistes en cela ? Avons-nous ce pouvoir de contempler dans nos rêveries passionnées ce qui est loin ou ce qui n’est plus ? Le passionné dit oui, mais nous avons remarqué déjà que le passionné est un mauvais témoin ; il croit voir ; il veut avoir vu ; un trouble trop réel, qui va jusqu’à menacer la vie, le lui prouve assez. Son accent me touche, et me ferait croire que je vois aussi ce qu’il voit. Mais faisons froidement l’inventaire.

Quand je rêve les yeux ouverts, devant les nuages,