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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

aux effets, nourriture, soins, protection, il est compris bien avant de savoir ce qu’il dit, mais bien plus, comme il imite naturellement ceux de ses cris qui lui sont répétés, comme il les ajuste aux lèvres maternelles, il arrive promptement à parler comme il faut, bien plus vite qu’il n’apprend à savoir ce qu’il dit. Nous restons enfants devant le langage. Si l’on a un peu réfléchi sur les racines des mots, sur leurs parentés, sur leurs résonances, sur les métaphores qui y sont enfermées, sur la vertu des liaisons, sur les doctrines que font les mots par leur enchaînement coutumier, enfin sur les marques que les grands auteurs y ont imprimées, on découvre que nul homme ne sait tout à fait bien ce qu’il dit. Cependant les hommes parlent, et jurent de ce qu’ils ont dit ; ils écrivent, et s’en tiennent à ce qu’ils ont écrit, plus ou moins ingénieux à le transformer selon les disputes, juristes ou algébristes selon leurs moyens. Mais souvent cette terre stérile des signes a bu la pensée comme le sable boit l’eau. Quand une addition est posée, une machine la ferait ; ce n’est point penser ; c’est plutôt s’interdire de penser. Que dire alors des discours précipités, sinon qu’ils ne cessent de recouvrir une pensée qui est sur le point de naître ? Certes on sauve beaucoup en s’accordant aux autres ; mais ces discours ajustés ne sont encore que des exercices, comme Platon l’a vu, et destinés, comme il le montre dans l’immortel Parménide, à couvrir le champ entier des affirmations possibles, de façon que le disciple soit indifférent à toutes. Ces précautions, encore mieux que la prudence vulgaire, doivent ramener quelquefois l’homme à cette position équilibrée et silencieuse où, le voile des signes tombant avec les passions, l’objet se montre. En ce même Platon, où l’on voit que les discussions serrées vont toujours à effacer un discours téméraire, les pensées réelles se développent par de tout autres moyens, parfaites déjà en leur première expression, comme des filles du silence. En bref, si, comme plusieurs l’on dit, penser c’est se retenir d’agir, c’est aussi se retenir de parler.