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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

cloche, un timbre, une voix sont entendus et peuvent être interprétés, donc perçus, quoique fort mal. Une odeur, de même. Quant au toucher, il ne cesse jamais, par le poids du corps, par le chaud et le froid, par le contact des vêtements, de nous donner à penser. Et même la vue reçoit à travers les paupières quelque chose d’une lumière vive. Il m’est arrivé, après avoir rêvé d’incendie et de sang, de percevoir enfin en m’éveillant la lueur du soleil sur un rideau rouge. Des exemples de ce genre s’offriront au lecteur ; il suffit d’y penser.

D’autres causes sont moins connues, et dépendent de l’état de notre corps et de nos sens. Les douleurs faibles, la digestion troublée, la circulation contrariée en un membre, ou accélérée par la fièvre peuvent, par le toucher, orienter aussi nos rêves, comme on voit chez les fiévreux qui souvent se croient exposés au froid et au vent sur quelque tour ou sommet. Le sang et la respiration agissent aussi sur l’ouïe par chocs, bourdonnements, sifflements. Il se peut que l’œil soit excité aussi par les mêmes causes ; toujours est-il que la fatigue y laisse une agitation singulière ; et l’on observera, après une longue lecture et avant le sommeil, des houppes, des franges et des cercles, en mouvement et changement continuel. Il m’est arrivé, étant tout près du sommeil, de voir en ces formes des maisons et des visages ? Je croyais les voir ; toutefois la moindre attention me ramenait à des taches claires ou sombres sans aucune signification. Celui qui guettera ce genre d’apparitions, qui commencent des rêves, saisira l’ambiguïté propre à ces faits-là. Je crois voir, et je raconterai que j’ai vu ; mais l’objet que le récit voudrait faire paraître, comme par une incantation, l’objet manque, comme il manquait sans doute au moment même. Toujours sur le point d’être ; toujours sur le bord du monde. Ne croyons donc point à la légère que nous avons le pouvoir de nous présenter à nous-même ce qui n’est pas du tout dans les objets ni dans le sens.

J’insiste sur une troisième espèce de causes, qui