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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

sans secours, il y a un mouvement de rire jeune, qui avoue et désavoue, et ensuite un jeu par lequel on se prend et on se reprend, afin de faire durer la preuve et de se reconnaître jeune, heureux et neuf. Mais ici tout âge a besoin d’aide. Ce n’est que la plus rare force de l’esprit qui ose, et encore livrée aux passions ; car la vertu commune, qui nous garde du mal, nous garde aussi du remède. Par exemple il est clair que les femmes si bien gardées toujours par tous les genres de prudence, sont séparées naturellement du génie comique par ce souci qu’elles ont toujours d’orner et de modérer leurs passions ; et bien des hommes aussi, qui retrouvent si bien toute leur passion dans le repentir. Mais le rire n’use point ; dès qu’il prend les passions pour objet, ce qui est directement son affaire, il est le plus hardi mouvement d’esprit. Cela n’a pas échappé aux anciens critiques, qui voulurent appeler Force Comique ce génie sans finesse, sans hypocrisie et sans malice qui plaît à tous sans épargner personne. Et il faut reconnaître que les quelques scènes immortelles qui suffisent à tout sont bien au-dessus des œuvres de la comédie tempérée, qui nous réduit au maigre plaisir de rire des autres ; la marque de la grande comédie, c’est que l’on n’y rit que de soi.

Toute la puissance du vrai comique viendrait donc de ce qu’il tiendrait debout, par la seule force des passions, quelque folle image de nous-mêmes, mais loin de nous et comme détachée, déplaisante un peu et touchante en même temps, comme de nous, mais plaisante parce que nous en sommes soudain détachés comme de grands sages d’un petit moment. Plaisir d’autant plus libre qu’il n’y a pas ici de défiance. Dans cette grande salle, chacun de nous est mis tout nu sur la scène, mais pour lui seul ; car, remarquez-le, il n’y a que le ridicule intérieur des passions et le plus secret de nos pensées qui ressemble à ces terribles personnages. C’est par ce jeu hardi que l’auteur se moque de tous sans blesser jamais personne ; ainsi la réflexion ne détruit et n’altère jamais le