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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

œuvres qu’il préfère, réagit au contraire contre ce langage naturel et presque animal. Comme elle ramène le corps à une majesté tranquille, ainsi elle ne garde jamais de la passion que ce mouvement royal par lequel l’esprit s’en retire ; il semble que, par la musique, tout soit toujours déjà passé et dépassé, pardonné, repris enfin en meilleur ordre et en humain recueillement. Que cela soit d’un moment et surhumain je ne le nie pas ; je sais assez que l’homme est au-dessous de la musique.

Il faut dire aussi que la musique n’a point du tout cette puissance d’évoquer qui lie la tragédie à l’ensemble du monde ; au contraire la musique, par sa puissance, abolit tout autre objet qu’elle-même. Et c’est pourquoi le spectacle réagit alors naturellement par un grand luxe de décors et par des mouvements de masses réglés à la manière des danses ; mais la belle musique n’y gagne rien, et il se trouve des auditeurs qui ferment volontairement les yeux, dès que la musique les appelle.

La beauté propre à ce genre d’œuvres est donc presque toujours d’un instant. La musique triomphe enfin de tous ces bruits d’orchestre et de ces voix chargées de matière. Alors un chant aérien ou bien les sonorités d’un chœur nous jettent dans une contemplation religieuse, solitaire, naïve. Le drame est alors sans nom et sans forme ; et les masses de l’orchestre et des voix, où la musique efface les bruits, apportent la purification et la victoire. Mais il faut reconnaître que l’aigre revendication, la menace, l’imprécation, encore grandies par le bruit et le mouvement désordonnés de l’orchestre, font alors une espèce de scandale, comme ferait une querelle à l’église. Disons donc qu’une messe solennelle, avec ses mouvements lents, ses dialogues réglés, son décor immuable, est le modèle du drame musical pur. Le thème, dépouillé et presque abstrait, des tentations, des vanités, du salut et de l’allégresse y suffit bien. Les passions y sont matière et force seulement, sans les raisons de la tragédie, et la victoire est de soi sur soi.