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AVANT-PROPOS

doyer et de la preuve, convenables seulement pour les choses douteuses et flexibles de l’ordre humain où la loi précède les espèces et où la nécessité de juger interdit de remettre à tout moment les principes en question ; sans compter que l’éloquence, qui se développe dans le temps, exige aussi par cela seul le progrès du principe à la conséquence. Contre quoi la vraie prose, qui donne seulement à penser, est un assez fort avertissement dès que l’on y fait attention.

L’esprit le plus jeune pense sans arguments ni preuves. Ce n’est que la forme oratoire qui le sépare des autres. En lui et pour lui toute idée est universelle ; et l’erreur commune est sans doute de ne vouloir point croire à l’esprit, comme les prêtres l’ont entrevu. Car l’universel ne se prouve point ; celui qui veut prouver suppose toujours, et ne tente jamais de prouver, que sa preuve est universellement valable. Ce qui est général est seul objet de preuve, et ne conduit qu’à un accord pratique, entendez politique par rapport à l’ordre humain, et industriel par rapport à l’ordre extérieur. Il se trouve que par l’égalité des droits on peut faire une paix de fortune, et qu’avec un plan et du fer on peut fabriquer plusieurs fois la même machine. Mais de tels succès ne contentent point l’esprit. Comme c’est tel arbre que je veux percevoir, et comme réel, c’est-à-dire universellement, ainsi je prétends former des idées singulières, seul et avec tous. De quoi témoignent les œuvres d’art, toujours singulières et universelles, mais bornées à ces langages chantés, dessinés, mimés, modelés ou peints, dont le langage articulé est si profondément séparé ; le cri varié, l’ancien signal, va toujours à suspendre la pensée et à coordonner les efforts. C’est pourquoi l’esthétique, réduite aux instruments de l’éloquence, dit si mal ce que l’œuvre d’art dit si bien en son langage propre. Et l’éloquence même ne sait que dire de l’éloquence.

Ainsi s’est accompli le divorce entre les beaux-arts et la pensée. Mais ce n’est qu’apparence, comme le mot sentiment, si riche de sens, le fait entendre assez.