Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
225
DE LA SINCÉRITÉ

CHAPITRE III

DE LA SINCÉRITÉ


Lorsque l’on a prouvé, par raisons abstraites ou par sentiment, qu’il n’est jamais permis de mentir, il se trouve que l’on a mal servi la cause de la vertu ; car il est connu qu’une loi inapplicable affaiblit un peu l’autorité des autres lois. Peut-être vaudrait-il mieux régler les discours d’après la loi supérieure de la Justice ; mais il y a aussi un mal à soi-même et une déchéance dans le mensonge ; il y a donc une vertu de sincérité, mais qui n’est pas située au niveau des discours ordinaires. De là vient que tant de mensonges sont excusés et quelques-uns même loués et certainement honorables.

La loi punit la médisance, et les mœurs les plus sévères s’accordent ici avec la loi. Cela fait voir que la pleine franchise, à tout propos, à l’égard de tout et de tous, n’est pas louable. Le témoin doit la vérité au juge, mais non à n’importe qui. Personne n’approuvera que l’on rappelle une ancienne faute, maintenant expiée et réparée. Il est donc bon souvent de se taire ; et se taire, à la rigueur, c’est déjà mentir. Mais la sincérité n’est point à ce niveau-là. Qu’on n’essaie même pas de dire que l’on doit toute sa pensée à son ami. Quelle duplicité et lâcheté souvent dans cette morale qui veut être rigoureuse, et que l’on ne peut formuler pourtant sans un mensonge à soi-même. Quoi ? je dois dire à mon ami que je lui vois l’amaigrissement, la fatigue, la vieillesse, de plats discours, ou de ces répétitions machinales, signes fâcheux de la faiblesse ou de l’âge ? Vais-je même lui dire que je pense à une faute depuis longtemps pardonnée, si j’y pense ? Ou bien si je remarque en lui quelque disgrâce physique à laquelle je n’ai pu m’accoutumer, vais-je le lui dire ? Non pas. Mais au