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PROPOS SUR LE BONHEUR

porent comme la pluie sur le pavé chaud. Il faut rigueur, il faut courage ; enfin faire ses preuves dans la difficulté, comme les anciens chevaliers. Le mercure ne s’unit pas plus vite à l’or que le bénéfice à celui qui fait ses comptes chaque jour et à chaque heure. Mais l’amant frivole est jugé. Qui veut dépenser ne gagnera point. Justice, car ce qu’il veut, c’est dépenser et non gagner. J’ai connu un amateur d’agriculture, qui semait pour son plaisir, et par hygiène en quelque sorte. Il ne souhaitait que de ne point perdre ; mais cet équilibre ne se trouve jamais. Il se ruina très bien. Il y a une avarice des vieillards, et même mendiants, qui est manie ; mais l’avarice du marchand tient au métier même. Dès que l’on veut gagner, il faut vouloir les moyens, c’est-à-dire faire des sommes de petits profits. Ou bien c’est grimper sans regarder à chaque pas que l’on fait ; or toute pierre n’est pas bonne, et la pesanteur ne nous lâche jamais. Ruine est un beau mot ; car la perte est Raccrochée au marchand et le tire toujours. Qui ne se sent pas cet autre genre de pesanteur perd sa peine.

21 septembre 1924.