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DISCOURS AUX AMBITIEUX

dans le fond qu’on les laisse tranquilles, et on les laisse. Aussi ne sont-ils pas aussi malheureux qu’ils voudraient le croire. Les niais sont ceux qui font soudain dix démarches en deux jours, visant tout d’un coup une riche proie, comme le milan. Il n’y a rien à espérer de ces expéditions très mal préparées. J’ai vu des hommes de mérite attaquer ainsi des coffres-forts avec leurs ongles. D’où l’on dit quelquefois que la société est bien injuste ; en quoi l’on est bien injuste. La société ne donne rien à celui qui ne demande rien, j’entends avec constance et suite ; et cela n’est point mal, car les connaissances et aptitudes d’esprit ne sont pas le tout. Tels entendraient la politique, mais qui font voir pourtant, par ne rien rechercher, que la crasse du métier, tous les métiers en ont, ne leur plaît guère. Et qu’importe alors qu’ils aient science et jugement, s’ils n’aiment pas le métier ? Barrès recevait, apostillait, se souvenait. Je ne sais s’il était propre à la grande politique ; mais certainement il aimait le métier.

Je reviens à dire que tous ceux qui veulent s’enrichir y arrivent. Cela scandalise tous ceux qui ont rêvé d’avoir de l’argent, et qui n’en ont point. Ils ont regardé la montagne ; mais elle les attendait. L’argent, comme tout avantage, veut d’abord fidélité. Beaucoup imaginent qu’ils veulent gagner simplement parce qu’ils ont besoin de gagner. Mais l’argent s’écarte de ceux qui le recherchent seulement par le besoin. Ceux qui ont fait leur fortune ont pensé à gagner sur chaque chose. Mais celui qui cherche un joli commerce, où l’on se plairait, comme en amitié, où l’on suivrait son goût et sa fantaisie, où l’on serait facile et même généreux, ceux-là s’éva-