Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

XXVII

LES ORMEAUX

« Les feuilles poussent. Bientôt, la galéruque, qui est une petite chenille verte, s’installera sur les feuilles de l’ormeau et les dévorera. L’arbre sera comme privé de ses poumons. Vous le verrez, pour résister à l’asphyxie, pousser de nouvelles feuilles et vivre une seconde fois le printemps. Mais ces efforts l’épuiseront. Une année ou l’autre, vous verrez qu’il n’arrivera point à déplier ses nouvelles feuilles, et il mourra. »

Ainsi gémissait un ami des arbres, comme nous nous promenions dans son parc. Il me montrait des ormeaux centenaires et m’annonçait leur fin prochaine. Je lui dis : « Il faut lutter. Cette petite chenille est sans force. Si l’on en peut tuer une, on en peut tuer cent et mille. »

« Qu’est-ce qu’un millier de chenilles ? » répondit-il. Il y en a des millions. J’aime mieux n’y pas penser. »

« Mais, lui dis-je, vous avez de l’argent. Avec de l’argent on achète des journées de travail. Dix ouvriers travaillant dix jours tueront plus d’un millier de chenilles. Ne sacrifieriez-vous pas quelques centaines de francs pour conserver ces beaux arbres ? »