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PROPOS SUR LE BONHEUR

ment… etc… » On peut continuer longtemps ainsi, et cela ne fait de mal à personne.

Mais si le mage est, à ses propres yeux, un vrai mage, alors il est bien capable de vous annoncer de terribles malheurs ; et vous, l’esprit fort, vous rirez. Il n’en est pas moins vrai que ses paroles resteront dans votre mémoire, qu’elles reviendront à l’improviste dans vos rêveries et dans vos rêves, en vous troublant tout juste un peu, jusqu’au jour où les événements auront l’air de vouloir s’y ajuster.

J’ai connu une jeune fille à qui un mage dit un jour, après avoir analysé les lignes de sa main : « Vous vous marierez ; vous aurez un enfant ; vous le perdrez. » Une telle prédiction est un léger bagage à porter pendant qu’on parcourt les premières étapes. Mais le temps a passé ; la jeune fille s’est mariée ; elle a eu récemment un enfant ; la prédiction est déjà plus lourde à porter. Si le petit vient à être malade, les paroles funestes sonneront comme des cloches aux oreilles de la mère. Peut-être s’est-elle moquée autrefois du mage. Le mage sera bien vengé.

Il arrive toutes sortes d’événements dans ce monde ; de là des rencontres qui ébranleront le plus ferme jugement. Vous riez d’une prédiction sinistre et invraisemblable ; vous rirez moins si cette prédiction s’accomplit en partie ; le plus courageux des hommes attendra alors la suite ; et nos craintes, comme on sait, ne nous font pas moins souffrir que les catastrophes elles-mêmes. Il peut arriver que deux prophètes, sans se connaître, vous annoncent la même chose. Si cet accord ne vous trouble pas plus que votre intelligence ne le permettra, je vous admire.