Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
65
Humeur

droit ; je perds la mémoire ; je vieillis. » Se faire bien laid et se regarder dans la glace. Tels sont les pièges de l’humeur.

C’est pourquoi je ne méprise pas les gens qui disent : « Voilà un froid sec ; rien n’est meilleur pour la santé. » Car que peuvent-ils de mieux ? Se frotter les mains est deux fois bon quand le vent souffle du nord-est. Ici, l’instinct vaut sagesse et la réaction du corps nous suggère la joie. Il n’y a qu’une manière de résister au froid, c’est d’en être content. Et, comme dirait Spinoza, maître de joie : « Ce n’est point parce que je me réchauffe que je suis content, mais c’est parce que je suis content que je me réchauffe. » Pareillement, donc, il faut toujours se dire : « Ce n’est point parce que j’ai réussi que je suis content ; mais c’est parce que j’étais content que j’ai réussi. » Et si vous allez quêter la joie, faites d’abord provision de joie. Remerciez avant d’avoir reçu. Car l’espérance fait naître les raisons d’espérer, et le bon présage fait arriver la chose. Que tout soit donc bon présage et signe favorable : « C’est du bonheur, si tu veux, que le corbeau t’annonce », dit Épictète. Et il ne veut pas dire seulement par là qu’il faut faire joie de tout ; mais surtout que la bonne espérance fait réelle joie de tout, parce qu’elle change l’événement. Si vous rencontrez l’ennuyeux, qui est aussi l’ennuyé, il faut sourire d’abord. Et faites confiance au sommeil si vous voulez qu’il vienne. Bref, aucun homme ne peut trouver en ce monde de plus redoutable ennemi que lui-même. Je décrivais plus haut l’existence d’une espèce de fou. Mais les fous ne sont que nos erreurs grossies. Dans le moindre mouvement