Page:Alain - Propos sur le Bonheur (ed. 1928).djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
PROPOS SUR LE BONHEUR

littéralement le cœur, l’esquisse de l’action appuyant aussitôt sur le thorax, et commençant l’anxiété, sœur de l’attente ; car nous sommes anxieux seulement d’attendre, et aussi bien quand la chose est de peu. De cet état pénible suit aussitôt l’impatience, colère contre soi qui ne délivre rien. La cérémonie est faite de toutes ces contraintes, que le costume aggrave encore, et la contagion, car l’ennui se gagne. Mais aussi le bâillement est le remède contagieux de la contagieuse cérémonie. On se demande comment il se fait que bâiller se communique comme une maladie ; je crois que c’est plutôt la gravité, l’attention et l’air du souci qui se communiquent comme une maladie ; et le bâillement au contraire, qui est une revanche de la vie et comme une reprise de santé se communique par l’abandon du sérieux et comme une emphatique déclaration d’insouciance ; c’est un signal qu’ils attendent tous, comme le signal de rompre les rangs. Ce bien-être ne peut être refusé ; tout le sérieux penchait par là.

Le rire et les sanglots sont des solutions du même genre, mais plus retenues, plus contrariées ; il s’y montre une lutte entre deux pensées, dont l’une enchaîne et l’autre délivre. Au lieu que, par le bâillement, toutes les pensées sont mises en fuite, liantes ou délivrantes ; l’aisance de vivre les efface toutes. Ainsi c’est toujours le chien qui bâille. Chacun a pu observer que le bâillement est toujours un signe favorable, dans ce genre de maladies que l’on nomme nerveuse, et où c’est la pensée qui fait maladie. Mais je crois que le bâillement est salutaire dans toutes, comme le sommeil qu’il annonce ; et c’est un signe que nos pensées sont toujours pour