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PRIÈRES

difficilement à des remèdes aussi simples. Un homme à qui on a manqué fera mille raisonnements d’abord pour confirmer l’offense ; il cherchera des circonstances aggravantes, et il en trouvera ; des précédents, et il en trouvera. Voilà, dira-t-il, les causes de ma juste colère ; et je ne veux point du tout me désarmer et me délier. Tel est le premier moment. Ensuite viendra la raison, car les hommes sont des philosophes étonnants ; et ce qui les étonne le plus, c’est que la raison ne puisse rien contre les passions, « La raison me le dit chaque jour… » Cette remarque est de tous ; et il manquerait quelque chose au tragique, si le héros monologuant n’épuisait tout ce qui se plaide. Et cette situation, mise au net par les sceptiques, est ce qui donne force à l’idée d’une fatalité invincible ; car le sceptique n’a rien inventé. La plus ancienne idée de Dieu, comme la plus raffinée, vient toujours de ce que les hommes se sentent jugés et condamnés. Ils ont cru, pendant la longue enfance de l’humanité, que leurs passions venaient des dieux, comme aussi leurs rêves. Et toutes les fois qu’ils se sont trouvés soulagés et comme délivrés, ils ont vu là un miracle de grâce. Un homme bien irrité se met à genoux pour demander la douceur, et naturellement il l’obtient, s’il se met bien à genoux ; entendez s’il prend l’attitude qui exclut la colère. Il dit alors qu’il a senti une puissance bienfaisante qui l’a délivré du mal. Et voyez comme la théologie se développe naturellement. S’il n’obtient rien, quelque conseiller lui montrera aisément que c’est parce qu’il n’a pas bien demandé, parce qu’il n’a pas su se mettre à genoux, enfin parce qu’il aimait trop sa colère ; ce qui prouve bien, dira